Par Julien Bétaille – Maître de conférences à l’Université Toulouse 1 Capitole, co-directeur du Master 2 Droit de l’environnement et membre de l’Institut universitaire de France.

Depuis quelques années, à la suite de la reconnaissance de la nature comme personne juridique dans la Constitution de l’Equateur en 2008, un certain nombre de juristes français ou anglo-saxons se prévalent de cette qualité et de l’expertise qu’elle suppose pour professer un discours visant à promouvoir les « droits de la nature » ou la reconnaissance de la personnalité juridique de la nature dans la presse généraliste. La réforme constitutionnelle en discussion au Chili – qui porte en partie sur cette question – est une nouvelle fois l’occasion pour eux de s’exprimer « en tant que » juristes. Pourtant, de manière générale, l’amélioration de la protection juridique de l’environnement n’est pas un simple problème technique mais pose des questions politiques qui méritent d’être discutées démocratiquement, au-delà des seuls « experts ».

A votre sens, l’idée de reconnaitre la nature comme une personne juridique avec des droits propres serait-elle efficace pour mieux protéger l’environnement ?

Il faut concéder que, à l’origine, il s’agit d’une idée pertinente. Au début des années soixante-dix, le juriste américain Christopher D. Stone propose de considérer la nature comme une personne juridique. Cela lui permet ainsi de défendre ses droits, procéduraux et substantiels, devant la justice, cela par l’intermédiaire de « gardiens » humains désignés pour la représenter. Si cette idée iconoclaste a pu surprendre, personne ne conteste aujourd’hui sa faisabilité technique. Dès lors, cette question ne relève plus, en tant que telle, d’un débat entre juristes.

Cette proposition est cependant quelque peu anachronique dans le contexte européen ou nord-américain. Depuis le milieu des années 70, d’autres voies juridiques ont été empruntées pour remplir les mêmes fonctions. L’accès à la justice a été largement ouvert. Chaque jour, la nature est défendue devant les tribunaux, notamment par des associations, sans que l’on ait personnifié la nature. Les partisans de cette personnification feignent de l’ignorer et ce faisant, ils enfoncent une porte ouverte et, d’une certaine manière, trompent le grand public. Ce procédé est récurrent. C’est ainsi qu’ils présentent le fait que des juges équatoriens aient interdit l’exploitation de mines dans un parc national comme une grande avancée, oubliant de préciser qu’en France, l’exploitation de mines dans le cœur d’un parc national est déjà interdite. Sûrement faudrait-il créer davantage de parcs, mais ce n’est pas ici une question de technique juridique.

Est-ce à dire que le droit de l’environnement français est aujourd’hui suffisant pour protéger notre nature ?

Le débat est également faussé sur le terrain de la performance, supposée supérieure, des « droits de la nature ». Il n’est pas un article sur ce sujet qui ne commence par expliquer que le droit de l’environnement serait incapable de protéger correctement la nature. Pourtant, là où il se déploie et quand il est correctement mis en œuvre, ce dernier produit des résultats indéniables. Il suffit de penser aux progrès qui ont été accomplis depuis une cinquantaine d’années (baisse de la pollution, retour des grands prédateurs, surface d’aires protégées), même si cela reste et restera longtemps insuffisant compte tenu de l’ampleur des problèmes environnementaux. Le problème n’est donc pas de remplacer les techniques du droit de l’environnement par celles des « droits de la nature ». La véritable question est celle de l’extension et de la radicalisation éventuelles des règles qui protègent la nature. Inutile de dissimuler cette question politique derrière un paravent juridique.

La promotion des « droits de la nature » a en effet tendance à faire passer au second plan les enjeux politiques. Radicaliser les règles protectrices de l’environnement a nécessairement des conséquences sur les libertés publiques. Mieux vaut donc avoir un débat démocratique ouvert sur ce sujet-là plutôt que de se focaliser sur une idée simple, trop simple. Les partisans français des « droits de la nature » s’en défendent, mais il est évident qu’à partir du moment où des droits sont reconnus à la nature, la question de leur confrontation par rapport à ceux des humains est posée. Les prédicateurs de cette théorie, eux, assument davantage leur projet, à l’instar de Cormac Cullinan qui entend sans véritable nuance « redéfinir » les droits humains, rien de moins…

Ce qui est le plus gênant quand on lit cette forme de catéchisme, c’est la mise en avant quasi-systématique de l’idée de lois « biologiques » ou « fondées sur le fonctionnement du vivant ». Il n’y aurait donc pas de place pour un choix politique, il s’agirait de respecter – sans discussion – une injonction de la nature.

En d’autres termes, c’est un retour du sophisme naturaliste, une confusion volontaire entre les lois « de la nature » et les lois juridiques. Or, la nature, en tant que telle, n’édicte aucune norme. C’est bien là la supercherie.

Selon vous, l’idée selon laquelle la nature édicterait ses propres lois que les humains seraient tenus de respecter est une supercherie, pourquoi ?

Bien sûr, les humains observent la nature et la science y décrit des régularités, elle en tire des « lois scientifiques ». Mais ces « lois » là n’ont rien de normatif. La science décrit le déclin de la biodiversité, mais elle ne prescrit pas les solutions à adopter, tout au plus les suggère-t-elle. En revanche, sur la base de ces résultats scientifiques, les humains peuvent (ou non) décider de s’imposer à eux-mêmes des normes au bénéfice de la nature. C’est précisément ce que fait depuis longtemps le droit de l’environnement, sur la base des résultats scientifiques mais, aussi, à l’issue d’une délibération démocratique. Il est bien là le véritable « changement de paradigme », il a déjà eu lieu avec l’émergence du droit de l’environnement. Les humains décident collectivement, bien que de manière imparfaite et probablement insuffisante, de s’autolimiter à l’égard de la nature. Mais avec ou sans « droits de la nature », cette dernière, en tant que telle, ne décide de rien.

C’est la raison pour laquelle il faut se méfier – l’histoire nous l’a appris – des discours se prévalant des « lois de la nature », même lorsqu’ils se présentent comme progressistes. En son temps c’est ainsi qu’Aristote justifiait l’esclavage. De nos jours certains s’opposent à l’avortement ou au mariage pour tous au nom de ces mêmes lois « de la nature ». Celles-ci sont une véritable auberge espagnole, un argument d’autorité utilisé par quelques-uns pour imposer une prescription à la majorité en se cachant derrière un pseudo ordre naturel normatif. Dans le cas des « droits de la nature », le risque est qu’une minorité de « gardiens » de la nature décide « au nom de la nature » à l’encontre de la majorité. On passerait alors de la souveraineté du peuple à la « tyrannie bienveillante » suggérée par Hans Jonas. C’est donc un piège grossier ou alors une naïveté extrême de croire que les droits de la nature seraient une voie démocratique pour mieux protéger l’environnement.