Par Muriel RAMBOUR, Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace

Par une note d’information rendue publique le 10 août dernier, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a prolongé de 10 ans l’exploitation du réacteur 1 de la centrale du Tricastin (Drôme). Cet avis favorable, résultat d’un processus débuté en 2019, conduit à s’interroger sur les critères de sûreté pris en compte. Cette décision survient alors que la place du nucléaire dans l’approvisionnement énergétique du pays fait l’objet d’intenses débats.

Dans quel cadre juridique s’inscrit la décision de l’ASN de prolonger l’exploitation du réacteur 1 de la centrale du Tricastin ?

En France, l’autorisation de créer une installation nucléaire est délivrée par le gouvernement après avis de l’ASN sans limitation de durée. L’art. L. 593-18 C. envir. fixe à l’exploitant l’obligation de réaliser tous les 10 ans un réexamen périodique. La visite décennale consiste en un arrêt complet d’au moins un semestre pour contrôler la conformité du réacteur aux règles de sûreté et apprécier l’évolution des risques encourus du point de vue de la protection de l’environnement, de la santé et de la salubrité publiques. Sur la base d’inspections, l’ASN se prononce sur les conditions de poursuite de l’exploitation.

Le réexamen périodique des réacteurs de 900 mégawatts (MW), mis en service entre 1977 et 1987, est réalisé selon deux étapes : l’une générique pour tous les réacteurs de même conception, l’autre spécifique tenant compte des caractéristiques propres à chaque installation, notamment son environnement géographique. En février 2021, l’ASN a publié sa décision relative à la phase générique du 4e réexamen périodique de l’ensemble des 32 réacteurs de 900 MW en activité. Elle considérait que les travaux prévus par EDF dans le cadre du programme de rénovation du parc et le suivi des prescriptions formulées ouvrent la voie à une poursuite de leur fonctionnement sur la prochaine décennie.

Le réacteur 1 du Tricastin est entré en exploitation le 21 février 1980. Son 4e réexamen périodique s’est déroulé du 1er juin au 23 décembre 2019. EDF a proposé des actions en réponse aux prescriptions de l’ASN, laquelle a défini un programme d’inspections pour réévaluer la sûreté post-visite décennale. Conformément à l’art. L. 593-19 C. envir., ces améliorations ont fait l’objet d’une enquête publique du 13 janvier au 14 février 2022, conclue par des avis favorables. EDF ayant pris des engagements de sûreté jugés satisfaisants – objet d’un suivi au fil du programme d’inspection pluriannuel –, le projet de décision a été mis à disposition du public du 30 mars au 20 avril 2023 sur le site web de l’ASN. A l’issue de cette procédure, a été adoptée le 29 juin 2023 la décision fixant les prescriptions qui encadrent la poursuite de l’activité du réacteur 1 du Tricastin, le premier sur lequel l’ASN prend position après 40 années de service. La date butoir de dépôt du prochain rapport de réexamen périodique est ainsi fixée au 14 février 2030.

La sûreté nucléaire sera-t-elle assurée ?

Dans son rapport annuel sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France en 2022, l’ASN estime que les performances de la centrale du Tricastin en matière de sûreté se distinguent favorablement en comparaison des autres installations exploitées par EDF et sont en amélioration. Alors que l’actualité se fait régulièrement l’écho de problèmes de corrosion et de soudures défectueuses sur plusieurs sites, la cuve du réacteur 1 du Tricastin comporte pourtant à elle seule une vingtaine de défauts que l’ASN préconise, dans son rapport d’instruction, de contrôler régulièrement par ultrasons. Pour certains scientifiques indépendants, la prolongation des réacteurs de 900 MW au-delà de 40 ans présente cependant un risque de brutale rupture de cuve avec perte de contrôle du réacteur jusqu’à la fusion du cœur. Le principe de précaution commanderait donc l’arrêt des réacteurs les plus anciens.

Il convient de noter que l’ASN encadre la poursuite de l’exploitation du réacteur 1 du Tricastin par deux prescriptions complémentaires. Tout d’abord, l’ASN considère que le séisme du Teil survenu en novembre 2019 ne remet pas en cause le modèle de risque retenu pour le 4e réexamen périodique. Il est toutefois demandé à EDF de caractériser d’éventuelles failles et d’évaluer le risque de ruptures en surface ; les résultats de ces recherches seront intégrés au prochain réexamen périodique. C’est d’ailleurs parce que ces études sont nécessairement longues que le site du Tricastin n’a pas été retenu, en juillet dernier, pour accueillir une paire de réacteurs EPR2 et que le choix s’est porté sur le Bugey. Ensuite, les vagues récurrentes d’intense chaleur ont conduit l’ASN à octroyer à plusieurs centrales, dont Tricastin en 2022, des dérogations permettant de dépasser temporairement la température maximale autorisée de rejet d’effluents. C’est pourquoi l’ASN recommande de prendre en compte l’aléa caniculaire pour que le réacteur soit en mesure d’affronter des températures plus élevées que celles prévues lors de sa conception. Si certaines associations estiment que les prescriptions proposées sont trop tardives pour renforcer la sûreté du réacteur, il faut rappeler que la décision de l’ASN ne constitue pas un blanc-seing délivré à l’exploitant pour la décennie à venir. L’ASN a demandé à EDF de réaliser la plupart des améliorations de sûreté avant la remise du rapport conclusif de réexamen. Les prescriptions à plus long terme devront être réalisées au plus tard 6 ans après la restitution du rapport de réexamen, étant entendu que l’exploitant est tenu de rendre compte annuellement de l’avancement des actions de sûreté, justifier les éventuels retards et, le cas échéant, proposer des mesures complémentaires. En vertu de sa compétence de contrôle permanent des installations, l’ASN dispose également de sanctions graduées (mise en demeure, amende administrative, astreintes journalières…) en cas de manquement à la sûreté et peut ordonner la suspension du fonctionnement d’un réacteur dans l’hypothèse d’un danger grave et imminent.

Peut-on établir un lien entre la décision de l’ASN et la part du nucléaire civil dans la stratégie énergétique française ?

Les 5 dernières années ont été marquées par une évolution politique, sinon une révolution, à propos du nucléaire civil. En novembre 2018, lors de la présentation des arbitrages de la programmation pluriannuelle de l’énergie, le président de la République annonçait, en plus de la fermeture actée de Fessenheim, l’arrêt de 14 réacteurs d’ici 2035. Puis, un revirement s’est opéré pour conduire, en février 2022, au plaidoyer de Belfort en faveur de la filière nucléaire. C’est par étapes que les conditions politiques se sont mises en place pour envisager la prolongation du fonctionnement des réacteurs nucléaires français au-delà du seuil des 40 ans. En juin 2023, est entrée en vigueur la loi relative à l’accélération des procédures de construction de nouvelles installations nucléaires et au fonctionnement des sites existants. Le texte actualise notamment la planification énergétique en supprimant l’objectif de réduction à 50 % de la part du nucléaire dans le mix énergétique français et simplifie les procédures administratives pour accélérer la construction de 6 EPR2. Dans l’attente de leur première mise en service en 2035, une prolongation des actuels réacteurs aptes à produire apparaîtrait donc comme un choix pragmatique.

En février 2023, le Conseil de politique nucléaire a validé le lancement d’études préparatoires à l’allongement, dans les conditions de sûreté garanties par l’ASN, de la durée de vie des centrales à 60 ans et au-delà. Une telle longévité n’est pas surprenante aux Etats-Unis où les licences d’exploitation sont délivrées pour une durée initiale de 40 ans par la Commission de réglementation nucléaire et un renouvellement peut être octroyé pour prolonger le fonctionnement de 20 ans à chaque demande. La quasi-totalité des centrales du pays a bénéficié de ce dispositif. En décembre 2019, les deux réacteurs de Turkey Point, en service depuis 1972 et 1973, ont même obtenu une licence prolongeant leur fonctionnement jusqu’en 2052 et 2053, faisant de cette centrale à 30 km de Miami la première autorisée à fonctionner jusqu’à 80 ans !

Les besoins en électricité s’accroissent tandis que la filière nucléaire française doit planifier des arrêts de maintenance tout en anticipant le renouvellement des ressources humaines et la pérennité des compétences techniques. Parallèlement, l’urgence climatique se heurte aux retards de déploiement des énergies renouvelables, la nécessaire continuité d’approvisionnement énergétique est confrontée à un environnement géopolitique incertain. La décision concernant le réacteur 1 du Tricastin s’inscrit alors dans un contexte qui impose de concilier des contraintes internes et externes, importantes mais parfois contradictoires.