Par Antoine Botton – Professeur à l’Université Toulouse 1-Capitole – Co-directeur de l’ICRM et du Master de droit pénal
Au terme d’une consultation de près de 50.000 professionnels du droit pendant 6 mois, le rapport Sauvé a été remis au Président de la République vendredi 8 juillet dernier. Parmi les propositions, celle de modifier le Code de procédure pénale. Alors qu’en 2005, le juge d’instruction avait été saisi 32.582 fois, en 2019 il ne l’a été que 17.174 fois soit une baisse de plus de 47,3%. Pourtant, le rapport Sauvé préconise son maintien « au regard de son apport estimé décisif dans les affaires les plus complexes, lesquelles engagent l’autorité et la réputation de la justice ».

Alors que l’intervention du juge d’instruction se marginalise, que penser de l’opportunité du maintien du juge d’instruction. Notamment, la coexistence du Ministère public et du juge d’instruction au stade de l’enquête contrevient-elle au principe d’égalité des justiciables ? 

D’abord, il faut noter que les membres du comité Sauvé prennent acte de l’évolution contemporaine de la phase pré-sentencielle en matière délictuelle : l’effacement progressif de l’instruction (menée par un juge d’instruction indépendant) au profit de l’enquête préliminaire (conduite par le procureur, membre du parquet et dépendant hiérarchiquement du ministère de la Justice). Dès lors, deux voies s’offraient à eux. Soit ils proposaient la suppression pure et simple de l’instruction et de son juge, précipitant alors un mouvement sans doute inéluctable. Soit, plus prudemment, ils envisageaient le maintien de la phase d’instruction tout en améliorant le régime de l’enquête, en l’unifiant et en en complétant les garanties notamment relatives aux droits de la défense. En optant pour cette seconde voie, le rapport Sauvé a certainement déçu les adeptes sinon d’un « grand soir » procédural, du moins d’une clarification nécessaire de cette phase pré-sentencielle. Il s’inscrit néanmoins parfaitement dans la perspective dressée par les législateurs du 3 juin 2016 et du 22 décembre 2021: laisser coexister, en matière délictuelle, l’instruction stricto sensu et son « ersatz », l’enquête préliminaire au contradictoire renforcé (article 77-2 du code de procédure pénale régissant l’accès au dossier au cours de l’enquête).

À cet égard, il faut toutefois relever que le comité Sauvé n’a pas retenu la proposition du groupe de travail sur la simplification de la procédure pénale (Annexe 13 au rapport Sauvé), qui consistait à créer une nouvelle procédure « de comparution aux fins d’enquête complémentaire » permettant au procureur d’achever ses investigations sans avoir à saisir un juge d’instruction et ce, tout en garantissant la représentation du suspect (contrôle judiciaire, placement sous surveillance électronique, détention provisoire). Cette proposition avait pour but, à peine voilé, de restreindre encore davantage les hypothèses de saisine du juge d’instruction en matière délictuelle, le faisant en quelque sorte disparaître de fait. Le motif principal à l’appui de son rejet consiste, selon les membres du comité Sauvé, dans « le risque de complexifier les cadres juridiques existants » (Rapport Sauvé, p. 198). S’il est vrai que ce nouveau mode de comparution viendrait s’ajouter à une très longue liste, la proposition du groupe de travail sur la simplification de la procédure pénale a néanmoins un avantage à nos yeux : accélérer le processus de disparition de l’instruction et ainsi celui d’unification de la phase pré-sentencielle en matière délictuelle.

Comme le relève pertinemment la question posée, en laissant subsister deux systèmes, l’enquête et l’instruction, sans même œuvrer pour une unification progressive, le rapport fait peu de cas des ruptures d’égalité injustifiées entre justiciables. En termes de garanties au profit de la personne mise en cause, l’article 77-2 du code de procédure pénale applicable à l’enquête préliminaire ne peut sérieusement rivaliser avec le régime de l’instruction. Or, le choix du cadre d’investigation -et donc des garanties- procède de la décision quasi-exclusive du procureur de la République, décision au demeurant insusceptible de recours. Comment, dans ces conditions, faire respecter le principe d’égalité ?

Par ailleurs et pour finir, le modèle du procureur européen français, consistant à cumuler pour les membres de ce parquet les fonctions d’enquête et d’instruction, démontre que l’unification de la phase pré-sentencielle est matériellement possible. À la condition, il est vrai, d’une véritable indépendance statutaire des magistrats du parquet à l’égard du Gouvernement.

Le rapport propose de renforcer l’indépendance statutaire des magistrats du parquet. Sera-ce suffisant pour répondre aux exigences des juridictions européennes (CEDH et CJUE) ?

Suivant les termes de son rapport, le comité « estime unanimement que (le) statu quo statutaire ne peut plus être maintenu » (Rapport Sauvé, p.118). Toutefois, la majorité du comité se refuse à « aligner complètement » le statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège et ce, contrairement à ce que proposait le groupe de travail sur les missions et statuts (Annexe 18 au rapport, p.170).

Précisément, le comité Sauvé propose un alignement partiel des statuts : attribution au CSM d’un pouvoir d’avis conforme sur les propositions de nomination ainsi que sur les sanctions disciplinaires des magistrats du parquet. En cela, il invite à la seule réforme de l’article 65 de la Constitution. Il semble en revanche rejeter l’idée d’une inamovibilité des magistrats du parquet et partant, d’une réécriture de l’article 64 de la Constitution qui prévoit la seule inamovibilité des magistrats du siège, comme d’un abandon de la référence à l’autorité du garde des sceaux sur les magistrats du parquet contenue dans l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature. De même, il s’oppose expressément cette fois-ci à « la possibilité…de conférer au CSM un pouvoir propre de proposition de nomination pour certaines fonctions du parquet, en particulier celles de procureur général et de procureur de la République » (Rapport Sauvé, p.117).

En somme, le comité prône un compromis entre le nécessaire renforcement de l’indépendance des magistrats du parquet et la garantie d’une certaine place au Gouvernement seul légitime à déterminer et appliquer la politique pénale de la Nation.

Si nécessaire cette réforme statutaire soit-elle aux yeux du public comme des juridictions européennes, elle n’est sans doute pas suffisante. Comme la décision « HK c/Prokuratuur » du 2 mars 2021 l’a révélé, l’exigence de la CJUE à l’égard des magistrats du parquet outrepasse la seule question de leur statut : en tant que partie au procès pénal, certaines prérogatives d’enquête, impliquant notamment des atteintes graves à la vie privée, ne peuvent lui être reconnues. Il faut d’ailleurs noter que la CEDH soulève, dans la cadre de sa jurisprudence relative à l’article 5 de la Convention (droit à la liberté et à la sûreté), le défaut aussi bien d’indépendance que d’impartialité du ministère public français.

Compte tenu de ces exigences européennes et au regard de l’évolution récente de notre procédure pénale, la solution la plus adaptée semble encore celle proposée par la professeure Mireille Delmas-Marty dans son rapport de 1991. En effet, tout devrait nous mener à un modèle suivant lequel un procureur de la République serait seul chargé des fonctions d’investigation sous le contrôle juridictionnel d’un magistrat du siège. Ce schéma, si respectueux de la séparation des fonctions dévolues à chaque type de magistrature, n’est cependant pas retenu par le comité Sauvé, ce qui étonne tant il est, par ailleurs, justement attaché à une clarification de cette séparation.

Le rapport plaide en effet pour une clarification de la séparation des fonctions de poursuite et de jugement. Parallèlement, il maintient l’unicité de la magistrature. Ne faut-il pas y voir un paradoxe ?

On pourrait a priori le croire : la meilleure manière de séparer les fonctions du procureur (qui poursuit) de celles du juge consisterait sans doute à mettre un terme à l’unicité du corps de la magistrature. Il faut d’ailleurs relever que certains membres du comité, bien qu’ayant perçu « l’intérêt de l’unicité du corps à ce stade, estiment la scission du siège et du parquet inéluctable à moyen terme » (Rapport Sauvé, p. 117).

Dès lors, pourquoi là encore temporiser, reporter l’inéluctable ? Si l’on s’en tient au rapport, principalement pour des raisons matérielles, relatives à la « gouvernance des juridictions et l’administration des services judiciaires » mais également en raison du « contexte d’extension depuis décennies des pouvoirs du parquet dans les procédures simplifiées de sanction, pour lesquelles son rôle est éminent » (Rapport préc., p. 116). Cette dernière assertion consiste manifestement dans un aveu du rôle quasi-juridictionnel aujourd’hui dévolu aux magistrats du parquet. Ceux-ci se trouvent être tellement intégrés au processus juridictionnel, qu’il semble impossible de les en séparer complètement, du moins d’un point de vue statutaire.

Ce serait toutefois malhonnête de réduire le travail du comité à cette position principale de statu quo quant à l’unité du corps de la magistrature. D’une part, le comité propose de rendre impossible les transferts du parquet au siège -et inversement- dans une même juridiction et ce, avant l’expiration d’un délai de 5 ans depuis la fin de la première fonction.

D’autre part et surtout, le comité se dit « réservé » concernant la proposition du groupe de travail sur la simplification de la procédure pénale, qui consiste à créer une transaction pénale, potentiellement applicable à tous les délits et contraventions de cinquième classe, entre les mains du procureur et sans aucune intervention de juge du siège (Annexe 13 au rapport Sauvé, p.41 et s.). Selon le comité, « le parquet doit rester une autorité de poursuite et ne pas empiéter sur les fonctions du siège » (Rapport Sauvé, p. 202).

La capacité à résister aux propositions d’extension des pouvoirs « juridictionnels » du parquet conditionnera sans doute l’avenir du principe de séparation des fonctions ; principe dont la survie dépend, à court terme du moins, davantage d’une distinction nette des fonctions de chacun que de la disparition de l’unicité de corps.

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