Par Olivier Cahn – Professeur de droit pénalCY Cergy Paris UniversitéCESDIP (UMR 8183)
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée sur la pratique française de rapatriement au cas par cas des femmes parties rejoindre Daech et détenues avec leurs enfants dans des camps au Kurdistan syrien. Par un arrêt du 14 septembre 2022, H. F. et autres (n°24384/19 et 44234/20), la Grande Chambre condamne la France pour violation de l’article 3, §2, du protocole n°4 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui protège le droit pour un individu d’entrer sur le territoire de l’Etat dont il est le ressortissant. En revanche, la Cour se garde de se prononcer sur le caractère attentatoire au droit de ne pas être soumis à un traitement inhumain ou dégradant (art. 3 CESDH) de la politique menée par le gouvernement français et n’impose pas à la France de faire revenir immédiatement l’ensemble de ses ressortissants.

Sur quel(s) fondement(s) les requérants espéraient ils obtenir le rapatriement de leurs filles et petits enfants ? 

Les requérants étaient les parents de deux femmes, parties rejoindre Daech, qui ont eu trois enfants en Syrie, et qui sont détenus dans des camps du nord-est syrien. Le gouvernement a refusé de les rapatrier et les juridictions administratives et judiciaires françaises s’étaient déclarées incompétentes pour connaître de ce refus. Les parents de ces femmes ont donc saisi la CEDH alléguant que le refus de la France de rapatrier leurs proches exposait ces derniers à des traitements inhumains et dégradants (art. 3 CESDH) et violait leur droit d’entrer sur le territoire dont ils sont ressortissants (art. 3§2 du Protocole n°4).

La première difficulté consistait à établir si les proches des requérants relevaient de la juridiction de la France, au sens de l’article 1 CESDH, et donc si la France devait leur garantir les droits et libertés consacrés par la CESDH. À cet égard, le grief tiré de l’article 3 de la Convention est déclaré irrecevable : la France ne peut pas être ici condamnée pour avoir potentiellement exposé ces ressortissants à des traitements inhumains. La Cour estime que la France n’exerce aucun contrôle effectif sur le territoire où se situent les camps, ni aucune autorité sur les proches des requérants. Elle considère que ni les procédures initiées par les requérants ni les informations judiciaires diligentées par les autorités n’ont créé de « lien juridictionnel », pas plus que la nationalité n’établit la juridiction française dès lors qu’il n’existe pas d’obligation juridique pour l’État de rapatrier ses ressortissants. Enfin, elle décide que même si les autorités françaises sont les seules à pouvoir assister les proches des requérants et que leur décision de ne pas les rapatrier les expose à des traitements inhumains et dégradants, cela ne constitue pas une circonstance à même d’établir la juridiction de la France.

S’agissant du grief tiré du Protocole n°4, la Cour relève que la nationalité n’est pas un titre de juridiction « autonome » et que le refus de rapatrier n’emporte pas per se privation du droit garanti par la Convention. En revanche, elle estime que le droit d’entrer sur son territoire national suppose, pour avoir un effet utile, qu’il bénéficie aux ressortissants qui se trouvent hors de la juridiction de l’État et rappelle que l’objet de la disposition est de prohiber l’exil imposé par l’État. Constatant que la mondialisation confronte l’État à de « nouveaux défis », elle en déduit qu’il peut exister des circonstances relatives à la situation de l’individu qui prétend entrer sur un territoire dont il est ressortissant qui, appréciées in concreto, le font relever de la juridiction de l’État. En l’espèce, la Cour décide que les démarches entreprises par les requérants auprès des autorités françaises, l’impossibilité matérielle pour leurs proches de rejoindre la frontière du territoire national sans l’assistance de la France et la volonté exprimée par les autorités kurdes de remettre ses nationaux à la France – constituent des circonstances exceptionnelles qui établissent la juridiction de l’État français.

La Cour EDH condamne la France – est-ce à dire que la France et les autres Etats potentiellement concernés par des ressortissants partis en Syrie devront systématiquement rapatrier leurs ressortissants ? Que va devoir mettre en place la France pour se conformer à cette décision et se mettre en règle avec la Convention EDH ?

La Cour commence par préciser la portée du droit d’entrer sur le territoire dont on est ressortissant, en se concentrant sur les obligations procédurales qu’il implique. Elle constate que cette disposition consacre un droit absolu même en cas de départ volontaire du territoire national. Elle souligne, toutefois, que ce texte ne garantit pas aux personnes détenues dans les camps syriens un droit général au rapatriement. Il n’existe donc aucune obligation, pour un État, de procéder au rapatriement systématique de ses ressortissants placés dans une telle situation.

Cependant, la Cour estime ensuite que, dans des circonstances exceptionnelles, des obligations positives s’imposent à l’État afin de rendre l’exercice de ce droit concret et effectif, même si elles ne doivent pas être interprétées de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif.

En l’espèce, la Cour établit l’existence desdites circonstances exceptionnelles et constate que les autorités exécutives françaises n’ont jamais permis aux requérants de connaître les motifs des refus qui leur ont été infligés. Elle postule que tout rejet d’une demande de rapatriement sur le territoire national doit ouvrir droit à une voie de recours consistant dans un examen individuel par un organe indépendant de l’exécutif – sans exiger qu’il s’agisse d’une juridiction -, compétent pour contrôler la légalité du refus et disposant, pour ce faire, de la possibilité de connaître « même sommairement » les motifs de la décision afin de pouvoir s’assurer qu’ils sont dépourvus d’arbitraire.

Sans remettre en cause l’immunité juridictionnelle tirée de l’acte de gouvernement (acte administratif considéré comme ne pouvant jamais être soumis au contrôle d’un juge, pour des raisons politiques ou diplomatiques notamment), elle constate qu’il en est résulté devant les juridictions françaises une privation du bénéfice d’un contrôle satisfaisant aux conditions qu’elle a définies. Dès lors, la Cour constate la violation de l’article 3 § 2 du Protocole n°4.

Que penser de l’équilibre trouvé entre sécurité de l’Etat et protection des droits fondamentaux ?

Cet arrêt trahit un compromis : il confirme la « “conventionnalité d’exception“ propre à la lutte contre le terrorisme » dénoncée par Frédéric Sudre (la CEDH serait moins encline à condamner les Etats quand est en jeu la lutte contre le terrorisme), mais aussi le pragmatisme de la Cour qui se refuse à alimenter, dans un domaine aussi sensible, la réticence envers la CESDH manifestée, dans tous les États parties, par une fraction du personnel politique, parfois au pouvoir. Deux exemples permettent d’illustrer cette ambivalence.

D’abord, tout en reconnaissant que les proches des requérants sont exposés à des traitements inhumains et dégradants, la Cour affirme qu’il ne peut être soutenu « que la seule décision des autorités françaises de ne pas [les] rapatrier […] a pour résultat » d’entraîner la juridiction de l’État français car « une telle extension du champ d’application de la Convention ne trouve aucun appui dans la jurisprudence ». Si elle ne se rapportait à une situation aussi dramatique, l’assertion prêterait à sourire, émanant d’une juridiction qui, depuis sa création, a souvent déployé une interprétation audacieuse et créatrice de la CESDH.

Par ailleurs, la Cour constate la violation de l’article 3§2 du Protocole n°4 et condamne la France. Cependant, la Cour se refuse à « imposer aux autorités un fardeau excessif ». « Consciente des difficultés réelles que les États rencontrent dans la protection de leurs populations contre la violence terroriste », elle n’impose à la France qu’une obligation minimale, insuffisante pour mettre un terme aux violations des garanties conventionnelles qu’elle a pourtant relevées.

Mais, ce faisant, la Cour témoigne aussi de son pragmatisme: d’une part, elle n’impose pas à l’État l’humiliation d’une condamnation pour traitements inhumains et dégradants, inévitable si la juridiction française avait été reconnue et évite ainsi de donner des arguments aux démagogues qui prétendent que la CESDH est un obstacle à l’efficacité de la lutte contre le terrorisme; d’autre part, elle préserve la possibilité pour l’État d’organiser le rapatriement progressif de ses ressortissants, évitant ainsi un potentiel engorgement des services pénitentiaires et sociaux.

Ensuite, la Cour, si elle ne condamne pas en soi le recours à l’acte de gouvernement, limite son effet utile en affirmant qu’il ne peut exclure l’exercice d’un contrôle indépendant ni permettre un abaissement de la protection nationale des droits garantis par la Convention.

Même si la Cour n’impose pas un contrôle juridictionnel de la décision de rapatrier ou non le ressortissant, il est probable que la somme de conditions qu’elle impose pour que celui-ci soit effectif puisse difficilement être satisfaite par une autorité administrative. Le Conseil d’Etat apparaît tout désigné pour assumer la charge de ce nouveau contentieux : il est le juge naturel de la légalité des décisions individuelles défavorables prises par l’administration, il a fait la preuve de sa modération dans le contrôle des mesures de prévention du terrorisme ordonnées durant l’état d’urgence et il dispose d’une section spécialisée, habilitée au secret-défense (art. L773-2 et seq du code de justice administrative). Aussi restreint soit-il, ce contrôle sera indéniablement un progrès.

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