Par Eric Senna – Magistrat – Chargé d’enseignement des Universités de Montpellier et d’Aix-Marseille
Deux mois après l’émotion suscitée par la publication du livre-enquête journalistique « Les Fossoyeurs » de Victor Castanet, l’Inspection générale des affaires sociales et l’Inspection générale des finances ont remis leur rapport le 25 mars dernier à la Ministre déléguée à l’autonomie qui a déclaré dans la foulée que l’Etat entendait saisir la Justice et porter plainte pour les dysfonctionnements et défaillances constatées dans les EHPAD du groupe ORPEA.

Quelles conséquences après la dénonciation à la Justice des dysfonctionnements d’ORPEA sur le fondement de l’article 40 du CPP ?

Après la remise des rapports précités, l’Etat a annoncé saisir le procureur de la République sur le fondement de l’article 40 du Code de procédure pénale. Cet article prévoit que toute autorité et officier publics ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu (i) d’en donner avis sans délai au procureur de la République et (ii) de transmettre à ce dernier tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.

Incontestablement, il s’agit là d’une initiative forte qui s’appuie sur ces rapports d’inspection qui ont mis en évidence des faits pouvant constituer des infractions pénales. Néanmoins, il ne faut pas s’attendre à une issue rapide, ceci pour plusieurs raisons.

D’abord, la nature des faits dénoncés recouvre différentes possibilités de qualifications pénales qui pour certaines sont des infractions financières qui relèvent de services d’enquête spécialisés. Ensuite, plusieurs plaintes pénales, de familles de résidents (dont certaines viennent d’être déposées), mais aussi de professionnels du secteur, sont annoncées en parallèle.

En outre, la commission d’enquête sénatoriale sur le contrôle des EHPAD dont les travaux ne se limitent pas au groupe ORPEA et vont s’étaler sur plusieurs mois, pourrait, elle aussi, si elle l’estime nécessaire, faire usage de l’article 40 du CPP, ce qui conduirait à élargir le champ des investigations, le cas échéant à d’autres structures hors ORPEA.

Enfin, le procureur de la République pourra faire diligenter en premier lieu une enquête préliminaire qui concernera le groupe ORPEA et certains de ses établissements visités par les inspecteurs et les ARS. Au vu de cette enquête le procureur de la République pourra ensuite décider de l’opportunité des poursuites et classer sans suite, requérir l’ouverture d’une information pénale ou bien poursuivre les infractions pour lesquelles il estimera qu’il existe des indices graves et concordants à l’égard de personnes physiques et/ou de personnes morales.

Le processus judiciaire sera donc long et ne permettra pas à lui seul à brève échéance, de prévenir de nouvelles atteintes. Il en va de même pour les actions que l’Etat envisage d’engager pour obtenir le remboursement de dotations publiques qui auraient été conservées indûment au sein du secteur marchand des EHPAD.

Que penser des mesures annoncées pour concrétiser le choc de transparence appelé de ses vœux par le gouvernement ? Quelles mesures suggérer ?

Pour améliorer la visibilité du fonctionnement au quotidien des EHPAD, les premières mesures annoncées par le Gouvernement comme le renforcement des contrôles menés par les ARS, un système d’évaluation externe qui devient quinquennal, l’élargissement de la composition du conseil de vie sociale, n’apportent qu’une réponse très partielle et ne s’attachent pas à faire du respect de la dignité humaine et du droit à la santé, la priorité du rétablissement de la confiance des résidents, de leur famille et des professionnels dans ces structures médico-sociales.

La valse-hésitation du Gouvernement autour de la non-publication du rapport d’enquête ministérielle de près de 500 pages et la polémique qui s’en est suivie au nom du secret des affaires, participe à ces atermoiements qui affecte l’efficacité de l’action publique. A ce jour, d’ailleurs celui-ci n’est toujours pas publié, même expurgé des passages pouvant être protégés par le secret des affaires et certainement aussi pour que certains éléments restent confidentiels pour préserver les investigations à venir.

On se rend compte combien le profil des personnes âgées qui séjournent dans ces établissements a évolué vers un accroissement de leur dépendance en sorte que les dysfonctionnements systémiques dont elles sont victimes dans certains EHPAD, tend à accroître cette dépendance et à les priver d’une prise en charge conforme aux dépenses engagées par elle et la collectivité publique alors que nombre d’entre elles y connaîtront leur fin de vie.

Encore une fois, s’agissant d’un univers ségrégatif où les résidents sont pris en charge totalement pour la satisfaction de tous leurs besoins par la structure d’accueil, lequel peut comporter des unités fermées et où le recours à l’isolement et à la contention existe, il peut se produire dans les établissements en dérive confrontés à un sous-effectif de soignants subi ou optimisé par ceux-ci, une dissimulation de pratiques habituelles contraires à la dignité humaine et au droit à la santé.

S’il existe bien un système de déclarations auprès de l’ARS des anomalies qualifiées « d’évènements indésirables » auquel est soumis chaque établissement, celui-ci est loin de révéler l’ampleur des défaillances et ces déclarations quand elles existent, puisque curieusement certains EHPAD n’en mentionnent aucun, ne donnent pas lieu à des visites sur place des autorités de contrôle ou plusieurs années après, ce qui ne rime à rien.

Tout intéressé et notamment les familles en détresse ainsi que les associations qualifiées doivent pouvoir alerter un organisme indépendant sur toute situation contraire aux droits humains, permettre des vérifications rapides sur le terrain et enjoindre au responsable de la structure visitée des mesures de redressement qu’elle soit personnelle et/ou collective.

Par ailleurs, le conseil de vie sociale composé de représentants des résidents, des familles et du personnel de l’établissement, qui donne en principe son avis et fait des propositions sur les questions liées au fonctionnement de l’établissement, ne fonctionne pas. En effet, son rôle est consultatif et ses attributions sont mineures. De plus, il ne dispose en propre d’un droit d’alerte. Si sa réforme est envisagée, il n’est pour autant pas proposé que ses pouvoirs s’en trouvent modifiés.

Pour les EHPAD du secteur marchand, il appartient à l’Etat de faire en sorte que les opérateurs privés aillent dans le sens des politiques publiques en incitant en amont les groupes concernés à faire prévaloir l’intérêt général et ne pas être uniquement dans une posture de suspicion en aval.

Dans ces conditions, la mise en place d’un site comparatif avec publication d’indicateurs-clés par établissement qui a été annoncée est insuffisante. Il est aussi nécessaire d’assurer la transparence sur la qualité des séjours en autorisant la publicité des bilans annuels, rapports d’évaluation, injonctions, mises en demeure, décisions de fermeture, mise sous administration, en ayant soin de respecter l’anonymat des personnes, le secret médical et le secret des affaires, s’il y a lieu.

Les mesures mises en place répondent-elles efficacement à la prévention de nouvelles dérives ?

Une prévention efficace suppose qu’aient été résolues, les questions de la surveillance régulière et effective de l’activité de ces établissements, quel que soit leur mode de gestion public, associatif ou commercial, et de l’évaluation de la conformité de la prise en charge qu’elle procure aux personnes qui y sont hébergées.

Le renforcement des contrôles effectués par les ARS qui a été commandé par le Ministère de la Santé après les révélations de l’enquête journalistique, est certainement une bonne chose mais cela risque de n’être qu’un feu de paille. En effet, il faut savoir que pour les ARS, ces missions d’inspection- contrôle sont devenues secondaires et que certaines d’entre elles ne sont pas même plus dotées de médecin-inspecteur. De plus, en leur sein un nombre résiduel de fonctionnaires sont chargés de l’inspection relative à la prévention de la maltraitance, notamment dans les EHPAD.

Par ailleurs, celles-ci sont aussi organisme financeur et ont des missions de conseil auprès de ces établissements, ce qui peut rendre délicat l’exercice de leur pouvoir de sanction administrative qui peut en théorie aboutir à une fermeture partielle, temporaire ou définitive avec les difficultés de transfert des résidents que cela peut engendrer.

La prévention des dérives donnant lieu à des négligences graves doit impliquer tous ceux qui ont la responsabilité de ces structures à travers toute la chaîne de commandement et l’instrument pour ce faire est un contrôle national, centralisé et indépendant des EHPAD centré en priorité sur la satisfaction des besoins des personnes âgées, qui évalue que leur prise en charge est conforme à la dignité humaine et au respect de leurs droits fondamentaux.

Un autre constat problématique est constitué par la possibilité pour les ARS de décider des astreintes et sanctions financières à l’égard des EHPAD, lorsque les anomalies détectées ne sont pas corrigées après mise en demeure de l’autorité de contrôle. Ce dispositif qui peut se révéler très efficace, ne peut cependant  pas être mis en œuvre dès lors que le décret d’application de l’ordonnance du 17 janvier 2018 l’autorisant n’a jamais été publié.

La mission sénatoriale sur le contrôle des EHPAD conduite par la commission des affaires sociales dont les travaux ont débuté au mois de mars et se poursuivront après le changement de législature, devrait permettre de jeter les bases d’une réforme de la protection du grand âge en y intégrant la création d’un mécanisme national indépendant de prévention.

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