Par Haritini Matsopoulou, Professeure de droit privé à l’Université Paris-Saclay, Expert du Club des juristes

La question de la prescription des crimes et délits sexuels commis sur des mineurs ne cesse de faire couler de l’encre. Différentes suggestions, tendant à réformer la prescription de ces infractions, ont été formulées à l’occasion de la proposition de loi visant à protéger les jeunes mineurs des crimes sexuels.

Quels sont les mécanismes proposés et les pistes de réflexion qu’il conviendrait d’explorer ?

Certains proposent actuellement l’imprescriptibilité des crimes sexuels commis sur des mineurs, tandis que d’autres suggèrent le recours à des mécanismes permettant de revenir sur les prescriptions acquises. Qu’en pensez-vous ?

Tout d’abord, il convient d’écarter l’idée d’introduire, dans le dispositif actuel, l’imprescriptibilité des crimes sexuels commis sur des mineurs pour des raisons constitutionnelles. C’est qu’en effet, bien que le Conseil constitutionnel n’ait pas conféré au principe de la prescription de l’action publique une valeur constitutionnelle (Cons. const., 24 mai 2019, n° 2019-785 QPC, § 6), il résulte d’une décision importante du Conseil n° 98-408 DC du 22 janvier 1999 que l’imprescriptibilité doit être réservée aux infractions les plus graves. On rappellera que la Haute juridiction a indiqué, à propos du statut de la Cour pénale internationale, « qu’aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, n’interdit l’imprescriptibilité des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ». Or, tel est le cas des crimes contre l’humanité, dont l’imprescriptibilité est expressément consacrée par l’article 7, dernier alinéa, du Code de procédure pénale.

Par ailleurs, le principe à valeur constitutionnelle d’égalité des citoyens devant la loi, garanti par l’article 6 de la DDHC, impose d’assurer une égalité de traitement aux personnes qui se trouvent dans des situations identiques ou comparables. Cela signifie que si le législateur prévoyait l’imprescriptibilité des crimes sexuels commis sur des mineurs, il devrait également le faire pour d’autres infractions présentant une particulière gravité, telles que les crimes terroristes ou les assassinats. Une solution contraire aura pour conséquence de créer une rupture d’égalité de traitement, ce qui est contraire à la Constitution.

L’imprescriptibilité de ces infractions devant donc être exclue, la question qui se pose est celle de savoir si le législateur pourrait avoir recours à certains mécanismes juridiques permettant de faire obstacle à une telle imprescriptibilité. A cet égard, on a parlé de la prescription « réactivée », « glissante » ou encore « échelonnée ». En particulier, ces mécanismes auraient pour objectif d’interrompre le délai de prescription de l’action publique des crimes sexuels les plus anciens si des nouveaux crimes similaires sont commis par le même auteur (« viols sériels »). L’idée serait d’accorder le statut de « victime », et non celui de « simple témoin », aux victimes des crimes sexuels les plus anciens, ce qui n’est pas actuellement le cas si les faits anciens sont prescrits. A vrai dire, si l’objectif poursuivi est louable, l’adoption d’un tel système ne devra, en aucun cas, permettre de revenir sur une prescription déjà acquise, pour les raisons précédemment invoquées.

Quelles sont les propositions actuelles tendant à réformer la prescription de l’action publique de ces infractions ?

A la suite de la proposition de loi visant à protéger les jeunes mineurs des crimes sexuels, présentée par Mme A. Billon le 26 novembre 2020, le Sénat a adopté un amendement, tendant à compléter l’article 9-2 du Code de procédure pénale, qui prévoit que « pour les crimes mentionnés à l’avant-dernier alinéa de l’article 7, lorsqu’ils sont commis sur des mineurs, le délai de prescription est également interrompu en cas de commission par leur auteur d’un même crime contre d’autres mineurs ». Selon le texte proposé, la commission d’un crime sexuel commis sur un mineur pourrait interrompre le délai de prescription de l’action publique d’un ancien crime similaire, non encore prescrit. On notera ici que l’interruption de la prescription efface le temps déjà écoulé avant sa survenance et fait courir un nouveau délai, dont la durée est la même que celle du délai initial interrompu.

Ces précisions données, on rappellera que le délai de prescription de l’action publique ne peut jamais être interrompu par la commission d’une infraction, quelle qu’en soit la nature (crime, délit ou contravention), mais par certains actes limitativement énumérés par la loi. Contrairement au droit antérieur, l’article 9-2 du Code de procédure pénale, introduit par la loi du 27 février 2017, détermine désormais limitativement les actes susceptibles d’interrompre le délai de prescription : actes émanant du ministère public ou de la partie civile, actes d’enquête, actes d’instruction, jugements ou arrêts même non définitifs (s’ils ne sont pas entachés de nullité) … On soulignera que les rédacteurs de la loi du 27 février 2017 ont souhaité établir une liste limitative des actes interruptifs de prescription afin de mettre un terme à l’arbitraire judiciaire. Il en résulte donc que la rédaction de cette proposition méconnaît incontestablement les dispositions de l’article 9-2 du Code de procédure pénale.

Pour sa part, le Gouvernement a proposé un autre amendement ayant « pour objet d’instituer un mécanisme de « prescription prolongée » des viols, commis sur des mineurs, similaire dans son objectif à ce que prévoit [l’amendement] adopté par le Sénat ». Ce mécanisme pourrait également s’appliquer aux agressions sexuelles ou aux abus sexuels commis sur des mineurs. Selon le dispositif proposé, si, avant l’expiration du délai de prescription d’un viol (ou d’une agression sexuelle ou d’un abus sexuel) commis sur un mineur, l’auteur commet un nouveau viol (ou une agression sexuelle ou un abus sexuel) sur un autre mineur, le délai de prescription du premier crime (ou du premier délit) serait prolongé, le cas échéant, jusqu’à la date de prescription du nouveau crime (ou du nouveau délit), si bien que les deux crimes (ou délits) pourraient se prescrire à la même date. Il en résulte donc que si des poursuites interviennent avant la prescription de la dernière infraction, l’ensemble des infractions commises par le même auteur pourraient être jugées à la même date.

Que pensez-vous du mécanisme de « prescription prolongée » et quelles sont les autres pistes de réflexion qu’il conviendrait d’explorer ?

Il s’agit d’un système innovant, qui ne prend appui sur aucun principe ou mécanisme existant en matière de prescription de l’action publique. Il est utile de rappeler que, tenant compte des critères dégagés par une jurisprudence constante, le législateur a été amené à prévoir le report du point de départ du délai de prescription des infractions occultes ou dissimulées, ainsi qu’à définir les actes interruptifs et les causes générales de suspension de ce délai. Or, le mécanisme proposé par le Gouvernement ne pourra se rattacher à aucun des principes législatifs fixant le régime actuel de la prescription. S’agit-il d’une solution de commodité créée pour les besoins de la cause, qui aurait vocation à s’appliquer uniquement à cette catégorie d’infractions ?  Mais, vouloir instituer une règle originale, conçue spécialement pour une ou deux incriminations, entraînerait une rupture d’égalité de traitement à l’égard des victimes d’autres infractions présentant la même gravité, en méconnaissance du principe à valeur constitutionnelle d’égalité des citoyens devant la loi. En outre, la multiplication des règles dérogatoires, applicables à telle ou telle catégorie d’infractions, ne peut qu’être une source d’insécurité juridique dans une matière particulièrement complexe. Enfin, l’adoption de certains mécanismes, susceptibles d’entraîner une imprescriptibilité de fait, remet en cause le propre fondement de la prescription de l’action publique, qui prend appui sur le danger du dépérissement des preuves, et se concilie mal avec le droit de toute personne à être jugée dans un délai raisonnable, comme l’exige l’article 6 § 1 de la Convention EDH.

On a du mal à suivre le raisonnement juridique des rédacteurs de cet amendement, qui ont écarté toute possibilité de se référer au « lien de connexité » unissant les différents crimes ou délits sexuels commis par le même auteur sur des mineurs, alors que l’article 9-2, dernier alinéa, du Code de procédure pénale, introduit par la loi du 27 février 2017, indique expressément que les actes interruptifs de prescription produisent des effets à l’égard des infractions connexes. On pourrait donc considérer que les crimes ou délits sexuels commis sur des mineurs par le même auteur présentent un lien de connexité entre eux, si bien que les actes interruptifs de prescription effectués à l’occasion de la commission des nouveaux crimes ou délits par le même auteur pourraient interrompre la prescription des crimes ou délits sexuels les plus anciens, dès lors que ceux-ci ne sont pas encore prescrits. Nous regrettons que cette idée, qui a été développée dans la proposition de loi visant à lutter contre les violences sexuelles et sexistes, présentée par Mme A. Louis le 9 février 2021, n’ait pas été reprise, et éventuellement améliorée, alors qu’elle se référait aux principes et mécanismes juridiques déjà existants en matière de prescription. De plus, il a été suggéré de créer un cas spécifique de connexité dans l’hypothèse où plusieurs crimes ou délits sexuels seraient commis par le même auteur, ce qui ne laisserait aucune marge de manœuvre à l’autorité judiciaire quant à l’appréciation de la notion de connexité.