Le projet de loi de 71 pages présenté en Conseil des ministres par Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics, le 27 mars, a pour objectif de transformer la fonction publique. Ce dernier sera débattu le 13 mai 2019 à l’Assemblée nationale.

Décryptage par Emmanuel Aubin, professeur de droit public, vice-président Relation sociale, affaires juridiques et éthiques de l’Université de Poitiers, co-responsable de la chaire Déontologie des fonctions publiques à l’Observatoire de l’Éthique publique.

« Libérer tout en protégeant. Telle semble bien être la philosophie du projet de loi qui introduit de la souplesse dans le carcan statutaire en élargissant le recours au contrat »

Quels seraient les apports de cette réforme ? En quoi consiste la refonte du dialogue social dont fait référence le projet de réforme ?

L’une des mesures phares du projet consiste à dynamiser les relations sociales en promouvant un dialogue social plus stratégique et efficace. Il s’agit là d’une préoccupation des gouvernements depuis le Livre blanc de 2008. Après une rénovation en juillet 2010 du dialogue social à l’échelle des instances nationales (création notamment d’un Conseil commun pour faciliter le dialogue entre les trois fonctions publiques qui pourra être saisi de projets de textes concernant uniquement deux versants voire un seul), il s’agit désormais de renforcer l’efficacité et la qualité de ce dialogue en réduisant le nombre des instances de concertation de proximité présentes au sein de chaque administration. Le but est de dépasser les seuls enjeux de gestion statutaire et d’alléger le processus de gestion des carrières des fonctionnaires.

Le projet crée une instance unique (Comité social) fruit de la fusion des Comités techniques et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) pour débattre des sujets d’intérêt collectif. Cette instance aura pour mission d’orienter les politiques RH liées à la réorganisation de services et de garantir une meilleure santé des personnels en activité. Le but non avoué est de gagner du temps en supprimant une phase de concertation lors de la mise en place au sein des administrations de dispositifs relatifs aux conditions de travail et à la mission de service public concerné. Les commissions administratives paritaires voient leur mission être recentrées avec la suppression de leur avis sur les questions liées à la mutation ou la mobilité des agents de l’État ou encore à l’avancement.

Le projet dépossède ainsi les syndicats de leur participation à la gestion des ressources humaines (RH). En mettant à l’écart de la procédure d’avancement les Commissions administratives paritaires (CAP), le texte peut porter en germe le retour d’un favoritisme générateur de tension dans les administrations et d’un recul de l’égalité de traitement dans le déroulement de carrière des agents. Présentes dans ces instances impactées par le projet de loi, les organisations syndicales sont vent debout contre cet aspect de la réforme qui les éloigne du terrain et semble pourtant être la suite logique, dans un contexte marqué en décembre 2018 par un taux de participation inférieur à 50% aux élections professionnelles, des réformes précédentes ; celle de 2010 avait modernisé le dialogue social sans aller jusqu’au bout des implications nécessaires sur les instances de participation et de la reconnaissance d’une portée ou d’effets juridiques à des accords sociaux comme devrait le permettre une ordonnance autorisée par l’art. 5 du projet.

Le projet de loi est rejeté par neuf syndicats qui accusent le gouvernement de vouloir une Fonction publique alignée sur les règles du secteur privé. Qu’en est-il véritablement ?

Lors de l’élaboration en 1946 du premier statut général républicain qui rapprochait la situation du fonctionnaire de celle du salarié avec la reconnaissance de droits tels que la grève, le droit de participation et le dialogue social, la question s’était posée de savoir si cette évolution ne marquait pas la fin du droit régissant la fonction publique. Le projet de loi touche à ces masses de granit de 1946 sans pour autant les détruire. Depuis 2001, on assiste à une banalisation du droit applicable aux fonctionnaires, les mêmes réformes (durée de travail, retraite, formation professionnelle, télétravail, sécurité au travail…) s’appliquant dans les deux mondes du travail avec le développement dans le secteur public d’outils RH et d’une approche managériale (le mot « performance » à l’art. 12 refait son apparition et l’art.13 évoque des « lignes directrices de gestion ») proche de celle du secteur privé.

 Le projet de loi s’inscrit dans cette logique de la « travaillisation » ; c’est-à-dire, non pas d’un alignement irréfléchi sur le droit régissant les salariés mais d’une influence visant à donner des marges de manœuvre aux cadres gérant les personnels au sein de chaque service (titre II du projet de loi). Libérer tout en protégeant. Telle semble bien être la philosophie du projet de loi qui introduit de la souplesse dans le carcan statutaire en élargissant le recours au contrat (art. 6) tout en accompagnant les agents en « transition professionnelle » au sein du secteur public notamment en cas de restructuration des services ou des corps d’emploi (art. 27) ou d’externalisation de l’activité publique vers une personne morale de droit privé (art. 28). Le rapprochement des deux mondes du travail est également rendu possible par une mobilité facilitée du public vers le privé et réciproquement avec, nouveauté importante (art. 16), un contrôle déontologique du rétro-pantouflage ; c’est-à-dire, des fonctionnaires partis dans le privé et qui souhaitent revenir dans le giron de la fonction publique.

Un des sujets les plus contestés consiste en l’accroissement du recours aux contractuels. Cela pourrait-il remettre en cause le statut de la Fonction publique ?

La question de la place du contrat dans la fonction publique par rapport à la logique statutaire n’est pas nouvelle. Le recours aux contractuels a toujours rendu possible la continuité du service public, son adaptation également à l’apparition de nouvelles fonctions et de nouveaux métiers permettant de répondre aux nouveaux défis (comme la place croissante du numérique dans les administrations) et aux attentes des usagers du service public. Lieu de rencontre des exigences managériales et de la nécessaire protection statutaire, le contrat d’emploi a beaucoup évolué depuis la loi du 26 juillet 2005 dont on disait qu’elle allait généraliser les Contrats à durée indéterminée (CDI) de droit public. Tel n’a pas été le cas car des agents en contrats à durée déterminée (CDD) de droit public ont parfois une rémunération plus intéressante que celle d’agents sous CDI ou qui deviennent…fonctionnaires grâce aux plans de résorption de l’emploi précaire.  Le projet de loi ne touche pas à l’article 3 du titre 1er du statut général (loi 83-634 du 13 juillet 1983) faisant du recours aux contractuels l’exception dans le recrutement des personnels. L’article 7 du projet réintroduit dans le bon véhicule normatif (Cons.const,4 sept.2018, n° 2018-769 DC) la possibilité de nommer dans l’encadrement supérieur de l’État des non-fonctionnaires pour les emplois de direction, une tendance qui s’affirme avec un décret du 27 mars 2019 qui vient d’ouvrir la présidence de 5 établissements publics nationaux à des non-fonctionnaires de façon à neutraliser une jurisprudence (CE, 27 janv.2016, n° 384873).  A terme, c’est une remise en cause de l’occupation naturelle de ce type d’emploi par des élèves issus de l’École nationale d’administration (ENA). Le parcours professionnel des contractuels a fait l’objet d’une sécurisation croissante que le projet poursuit en prévoyant à l’art.25 la portabilité du CDI qui, en l’état actuel du droit, ne suit pas l’agent recruté par un employeur dans une autre fonction publique.

Avec cette mesure, l’agent pourra pratiquer la mobilité entre les trois versants de la fonction publique sans perdre son CDI. Le projet apporte une souplesse non négligeable aux Directeurs RH en neutralisant la cdisation obligatoire au-delà d’une période d’engagement de six ans. Une disposition rend possible le recrutement de contractuels sur projets pour une durée maximale de 6 ans sans CDI ni titularisation à la fin du contrat. Le recours généralisé au recrutement d’agents contractuels (art. 9)  ne consacre pas la fin du statut mais modifie la nature de la relation de travail entre une catégorie de personnels recrutés temporairement et les employeurs publics.  La création de contractuels sur mesure introduit une dose de flexibilité supplémentaire dans le secteur public à l’instar de l’acclimatation (art. 26) dans la fonction publique de la rupture conventionnelle à l’initiative du contractuel sous CDI et..du fonctionnaire désireux de quitter le secteur public.

Pour aller plus loin :

Par Emmanuel Aubin.