Par Stéphane de La Rosa, Professeur de droit à l’Université Paris-Est Créteil, Chaire Jean Monnet

Depuis plusieurs semaines, la Commission est pointée du doigt pour le défaut de transparence entourant le contenu des contrats d’achats de vaccins avec différents géants pharmaceutiques, parmi lesquels, suivant les informations officielles, AstraZeneca (400 millions de doses), Sanofi-GSK (300 millions de doses), Johnson and Johnson (400 millions de doses), BioNTech-Pfizer (600 millions de doses), CureVac (405 millions de doses) et Moderna (160 millions de doses).

Quelle est la justification avancée pour limiter la communication au public de ces contrats ?

La position officielle de la Commission est de considérer que « les marchés sont protégés pour des raisons de confidentialité, ce qui se justifie par le caractère hautement concurrentiel de ce marché mondial. Il s’agit de protéger des négociations sensibles ainsi que des informations commerciales, telles que les informations financières et les plans de développement et de production ». Elle précise par ailleurs que « toutes les entreprises exigent que ces informations commerciales sensibles restent confidentielles entre les signataires du marché »(1).

Le fondement juridique de cette protection de confidentialité doit être précisé. Sous l’angle des marchés publics, qui est ici pertinent car ces contrats d’achats se rapprochent d’accords cadre par lesquels une entité publique (en l’occurrence la Commission) s’approvisionne en fournitures (médicales) auprès d’opérateurs économiques, le droit de l’Union (dir. 2014/24) prévoit que « le pouvoir adjudicateur ne divulgue pas les renseignements que les opérateurs économiques lui ont communiqués à titre confidentiel, y compris, entre autres, les secrets techniques ou commerciaux et les aspects confidentiels des offres ». Cette exigence est assez similaire en droit interne (art. L. 2132-1 Code de la commande publique). Dans des marchés portant sur la production de documents officiels, la Cour a d’ailleurs considéré que la protection de la confidentialité est nécessaire dans des domaines sensibles, que ce soit au stade de la procédure ou de l’exécution du contrat (CJUE, 20 mars 2018, Commission c. Autriche, aff. C-187/16).

En dépit des demandes, compréhensibles et légitimes, de la société civile et de nombreux citoyens visant à avoir accès aux clauses de ces contrats, ces exigences de confidentialité peuvent aisément servir de fondement à la position de la Commission. Ceci explique que dans les rares contrats d’achat publiés par la Commission, celui de AstraZeneca et celui de CureVac, de nombreuses clauses n’aient pas été publiées, telles que celles relatives aux prix et aux aspects financiers (montant des vaccins), les clauses de calendrier (notamment les dates à partir desquelles des « doses supplémentaires » peuvent être commandées), le montant de l’avance versée par la Commission, voire l’étendue de la propriété intellectuelle reconnue au laboratoire ou même certaines causes d’exonération.

Le nombre des clauses faisant l’objet d’une mesure de confidentialité peut toutefois être interrogé au regard du principe général consistant à conférer au public le plus large accès possible aux documents détenus par les institutions, qui résulte de l’interprétation par la Cour de justice du règlement 1049/2001 relatif au droit d’accès des documents détenus par les institutions. Les refus d’accès aux documents sont en principe d’interprétation stricte. En présence d’un marché public, la jurisprudence considère que la Commission doit justifier qu’il existe un motif impérieux relatif à la protection des intérêts commerciaux des soumissionnaires, lequel doit toutefois être apprécié, dans le cadre d’un examen de proportionnalité, avec l’existence d’un intérêt public supérieur de nature à justifier la divulgation des documents demandés (v. par exemple, Trib. UE, 22 mai 2012, Sviluppo Globale GEIE, aff. 6-6/10). Or, dans le cas des marchés d’acquisition de vaccin, l’intérêt public pourrait justifier une transparence a minima sur les causes d’exonération, le protocole de soumission du vaccin ou encore l’étendue des droits de propriété intellectuelle, notamment dans la perspective d’une cession des droits à d’autres laboratoires. Cette exigence de pesée d’intérêts contradictoires, entre les intérêts commerciaux et l’intérêt public supérieur, ne ressort véritablement pas de la position officielle de la Commission européenne.

L’accord concernant la livraison de vaccins par Astra Zeneca a été publié par la Commission européenne. Quel est son cadre juridique ?

La base juridique de l’accord achat(2) est assez inédite et ne va pas a priori de soi. L’accord d’achat aurait pu prendre la forme d’une procédure conjointe marché, dans le cadre de laquelle la Commission agit au nom et pour le compte des États en vue de l’achat anticipé de contre-mesures médicales relatives à des menaces transfrontières graves sur la santé. Ce type de procédure, qui est prévu dans la décision 1082/2013/UE, permet la passation de marchés dits de contre mesure médicale, par lesquels la Commission se fournit auprès de fournisseurs, en agissant comme une sorte de « super » centrale d’achat. La procédure s’inscrit dans le cadre d’un accord international dit de passation conjointe entre États, adopté en septembre 2015. Cet instrument, mis en place lors de la grippe H1N1 et utilisé par la Commission au printemps dernier pour la fourniture en urgence de différents équipements médicaux, n’a toutefois pas été utilisé pour la conclusion des accords avec les laboratoires pharmaceutiques en vue de la fourniture de vaccins. Il a été toutefois été mis en œuvre pour la fourniture du Remdesivir, un antiviral qui se montre utile pour le traitement des patients hospitalisés en raison du Covid-19(3).

Une contrainte liée à la procédure de marchés de contre mesure médicale – qui explique sûrement sa mise à l’écart pour la fourniture de vaccins – tient à son alignement sur les procédures de passation des marchés publics, qui sont régies, pour les marchés des institutions de l’Union, par les règlements financiers de l’Union. Or la conclusion de ces marchés repose sur des exigences usuelles de transparence, à travers la nécessité de publier des avis de marché (ce qui fut le cas pour le Remdesivir), d’indiquer le montant et les éléments essentiels du cahier des charges. Dans l’accord relatif à Astra Zeneca, la procédure qui a été suivie pour conclure le contrat de pré achat s’appuie sur le régime de l’aide d’urgence issu du règlement (UE) 2016/369, lui-même sensiblement modifié au début de la crise sanitaire par le règlement 2020/521 du Conseil.

Suivant cette procédure spécifique, la négociation et la conclusion par la Commission, agissant pour le compte des États membres, de marchés portant sur la fourniture ou des services médicaux s’inscrivent dans le cadre d’une aide d’urgence. Les marchés permettant la fourniture de vaccins sont ainsi conçus comme la mise en œuvre d’une mesure d’urgence prise par la Commission, financée sur le budget général de l’Union ou sur des contributions supplémentaires des États. Deux formes de passation sont envisagées dans ce cadre : soit la Commission conclut elle-même le marché conjoint d’achat (ce qui semble être le cas de la plupart des vaccins), soit les États eux-mêmes concluent le marché et demandent à la Commission de choisir les fournisseurs, qui se charge ensuite de stocker ou de proposer en crédit-bail les ressources médicales qui ont été acquises. Les impératifs de confidentialité, de même que le motif de l’urgence qui sous-tend ces procédures, expliquent (sans toutefois pleinement les justifier) la mise à l’écart d’exigences usuelles dans la passation des marchés : la publicité de ces contrats est minimale et les montants des contrats ne sont pas rendus publics.

Quelles sont les clauses de cet accord qui peuvent être problématiques ou sujet à interprétation ?

Bien que la Commission se soit fondée sur un règlement spécifique pour conclure l’accord d’achat, il n’en demeure pas moins que celui-ci est régi par le droit de l’État où il a été conclu, en l’occurrence le droit belge (art. 18.4 de l’accord). C’est donc à l’aune du droit belge des obligations qu’il serait interprété en cas de désaccord ou de différend, indépendamment du dispositif amiable de résolution que le contrat prévoit lui-même (art. 18.5).

Sur le fond, l’accord se singularise par la nature des obligations qui pèse sur AstraZeneca. En effet, la plupart des obligations qui incombent au laboratoire britannique doivent être appréciées en termes de « Best Reasonable Efforts ». Les références à une obligation de « meilleur effort possible » innervent la quasi-totalité du contrat, qu’il s’agisse de fournir un socle minimal de doses (« initial europe doses », art. 5.1 du contrat), de produire les doses sur des sites industriels situés dans l’Union (le Royaume-Uni étant ici considéré, pour l’interprétation de cette obligation, comme faisant partie de l’Union…. art. 5.4 du contrat) ou encore de livrer des « doses optionnelles », en complément de la livraison initiale de vaccins.

La formulation de ces clauses tranche incontestablement avec les obligations plus précises et moins équivoques de paiement et de diligence qui pèsent sur la Commission et les États. Surtout l’appréciation de la portée des clauses de « Best Reasonable Efforts » ouvre un champ propice à la spéculation juridique. Usuelles dans les contrats internationaux et en common law, ces clauses signifient que l’obligation pesant sur le cocontractant doit s’apprécier à la lumière du comportement qu’aurait un acteur similaire, suffisamment éclairé et diligent. La clause joue alors la fonction d’un standard économique servant à l’interprétation du contrat. Or, dans le cas du contrat concernant AstraZeneca, les « best efforts » sont appréciés de manière très contextuelle, par comparaison à d’autres grands groupes pharmaceutiques, plus précisément comme des engagements qu’une « similarly-sized infrastracture would untertake or use in the development and manufacture of Vaccin at the relevant stage » (art. 1.9). Il en résulte que l’exécution des obligations pesant sur le groupe pharmaceutique sera appréciée à la lumière du comportement des autres laboratoires.

Au-delà du sens de ces clauses, c’est également leur portée juridique qui posera sûrement question. Leur compréhension nécessite de clarifier l’intensité d’une obligation de moyens qui pèse sur le laboratoire. S’agit-il d’une simple obligation de moyen ? Ou de moyen renforcée ? Ou de résultat atténué ? La clarification est ici importante sur le terrain de la preuve et de la détermination des obligations essentielles pesant sur le laboratoire par « comparaison » à ce que feraient d’autres groupes. Il s’agit à n’en pas douter de questions qu’auront à connaître les conseils juridiques, au regard des dispositions du droit belge qui, suivant une logique similaire au droit français, dissocie les degrés d’obligations (suivant l’art. 1137 C. civ belge, « l’obligation est plus ou moins étendue relativement à certains contrats, dont les effets, à cet égard, sont expliqués sous les titres qui les concernent »).

Droit de l’Union, droit belge, clauses types de contrats internationaux : les contrats d’achat de vaccins contre la Covid-19 sont propices aux cocktails juridiques !

(1) https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/qanda_20_2467

(2) Advance Purchase Agreement : https://ec.europa.eu/info/files/redacted-advance-purchase-agreement-astrazeneca_en

(3) https://biotechinfo.fr/article/gilead-sciences-signe-un-accord-de-passation-conjointe-de-marche-avec-la-commission-europeenne-pour-veklury-remdesivir