Par Emmanuel Derieux, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

En raison de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, et pour empêcher les opérations de propagande et de désinformation qui accompagnent toute intervention militaire, les institutions de l’Union européenne (UE) ont, parmi d’autres sanctions, décidé de l’interdiction de diffusion des médias russes sur le territoire de ses Etats membres. Propagande et censure, deux faces d’une même réalité, sont caractéristiques des situations de guerre et des régimes autoritaires. Au-delà de l’interrogation relative à la conformité d’une telle mesure au regard du principe de liberté de communication, qui constitue un des fondements de toute société démocratique, doivent en être envisagées les modalités de sa mise en œuvre tant en droit européen qu’en droit français.

A quelle intention répond cette interdiction ?

Recevant Vladimir Poutine à Versailles le 29 mai 2017, Emmanuel Macron avait qualifié les médias RT France et Sputnik d’« organes d’influence » du Kremlin et exprimé la nécessité de se protéger « des relais de propagande russe ». Ce 27 février, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a fait état de l’intention de l’UE de « bannir la machine médiatique du Kremlin » et posé que « les médias d’Etat Russia Today (RT) et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine ».
Le 1er mars, le Commissaire européen Thierry Breton précisait que « l’objectif de ces mesures est évidemment de restreindre l’accès des deux grands organes de propagande russe ».
Dans le même temps, le ministre français de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, annonçait la mise en œuvre immédiate de la décision européenne.
Le 2 mars, Emmanuel Macron dénonçait « une propagande insoutenable » et annonçait que « les organes de propagande russes viennent de cesser d’émettre en Europe ».
De leur côté, les autorités russes ont renforcé les mesures restrictives de la liberté d’expression, tant à l’égard de leurs citoyens que des médias occidentaux et de leurs correspondants.
Même en tenant compte de la situation très particulière de la guerre faite, par la Russie, à l’Ukraine, l ’Europe peut-elle, sans renier ses principes de liberté et de droit, généraliser une telle forme de censure ?

Les medias Russia Today et Sputnik sont-ils les seuls concernés par cette interdiction ?

Seuls deux médias semblaient effectivement être visés par les autorités. Mais bien d’autres supports et vecteurs de propagande ou de désinformation pourraient être considérés et dénoncés. Certains des réseaux et des plateformes de communication ont, de leur propre initiative, décidé d’en bloquer l’accès. La portée de la mesure est donc bien plus large que s’agissant des seuls médias Russia Today et Sputnik initialement évoqués par les autorités.
Tous les médias et supports de communication russes peuvent-ils cependant être ainsi contrôlés ? Peut-il être imposé aux opérateurs de bloquer, si nécessaire, la diffusion des contenus considérés comme relevant de la propagande ou de la désinformation ? Cela est-il toujours techniquement réalisable et la diversité des canaux de diffusion aujourd’hui disponibles ne permettrait-elles pas de contourner l’obstacle ? En dehors de l’appel à la conscience et au sens des responsabilités des opérateurs, une sanction pourrait-elle être prononcée ou des mesures pourraient-elles être prises à l’encontre de ceux qui ne se conformeraient pas à cette exigence ?

Comment cette interdiction a-t-elle été mise en œuvre au sein de l’Union européenne ?

De façon générale, le principe de liberté d’entreprise et de libre circulation des services est consacré au profit des activités relevant des Etats membres de l’UE. Cela n’est le cas ni de la Russie ni de l’Ukraine. De façon plus spécifique, l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH), adoptée dans le cadre du Conseil de l’Europe (dont la Russie et l’Ukraine sont membres) consacrent le principe de liberté de communication.
Toutefois, l’exercice de cette liberté doit pouvoir « être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions », notamment pour des motifs de « sécurité nationale », d’« intégrité territoriale » et de « sûreté publique ».
Déjà le 17 mars 2014, le Conseil de l’UE avait adopté un Règlement (n° 269/2014) concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, suite aux violations qui y ont été portées par la Russie, du fait de l’annexion de la Crimée. Les mesures alors prises ne visaient pas les médias.
Ce 1er mars ledit Conseil a adopté le Règlement (UE) 2022/350 modifiant le Règlement de 2014. Il s’est agi d’adopter de « nouvelles mesures restrictives à l’encontre des médias russes menant des actions de propagande » et de renforcer la capacité des Etats de l’Union « à lutter contre les menaces hybrides, y compris la désinformation ». Y est dénoncé le fait que la « Russie a lancé une campagne internationale systématique de manipulation des médias et de déformation des faits » et « mené des actions de propagande », en utilisant « comme canaux un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération ». Il y est considéré qu’« il est nécessaire, dans le respect des droits et libertés fondamentaux […] et notamment du droit à la liberté d’expression et d’information […] d’instaurer de nouvelles mesures restrictives afin de suspendre d’urgence les activités de diffusion de ces médias ». En conséquence, il est posé qu’« il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant des personnes morales, entités ou organismes » visés, et que « toute licence ou autorisation de diffusion et tout accord de transmission et de distribution conclu » avec eux « sont suspendus ».

Ces mesures d’interdiction de médias sont-elles conformes au droit français ?

Bien que les règlements européens soient d’applicabilité directe, et n’aient donc pas besoin, pour s’imposer, du relais des droits nationaux, les conditions d’adoption du Règlement du 1er mars et son caractère contestable au regard des principes européens, conduisent à considérer ce qui est prévu par le droit français en la matière. Conformément à la formulation de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le principe y est celui de « la libre communication […] sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
En leurs articles premiers, la loi du 30 septembre 1986, relative à la liberté de communication, et la loi du 21 juin 2004, pour la confiance dans l’économie numérique, énoncent que « la communication au public par voie électronique est libre ».
Des mesures d’interdiction des médias audiovisuels peuvent être ordonnées (i) par l‘Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) ou (ii) par le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat.

Supposée garantir la liberté de communication audiovisuelle, l’ARCOM est cependant susceptible de décider de mesures d’interdiction des médias audiovisuels dont l’exploitation est soumise à son autorisation préalable, mais également à l’encontre des « services de communication audiovisuelle distribués par des réseaux n’utilisant pas des fréquences assignées » par elle. Ne peuvent toutefois se trouver ainsi empêchés que les services ayant un lien de rattachement avec le territoire et le droit français et soumis à l’autorité de ladite instance de régulation. Tel est au moins le cas de RT France.
La loi du 30 septembre 1986 détermine en outre la procédure particulière du dit « référé audiovisuel ». Il y est posé que, « en cas de manquement aux obligations résultant des dispositions de la présente loi », le président de l’ARCOM « peut demander en justice », en l’espèce au président de la Section du contentieux du Conseil d’Etat, « qu’il soit ordonné à la personne qui en est responsable de se conformer à ces dispositions » et « de faire cesser la diffusion, par un opérateur satellitaire ou un distributeur de services, d’un service de télévision ». La demande « peut avoir pour objet de faire cesser la diffusion ou la distribution d’un service de communication audiovisuelle relevant de la compétence de la France » et qui, tel que RT France, est contrôlé « par un Etat étranger ou placé sous l’influence de cet Etat, si ce service porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation […] notamment par la diffusion de fausses informations ».
Pour qu’une mesure d’interdiction d’un service audiovisuel tel que Russia Today et sa version RT France soit conforme à la loi, il faut donc qu’elle soit décidée par l’ARCOM ou par le juge administratif. Cela n’est pas le cas actuellement.

 Les mesures de suspension des médias russes en France ne pourraient probablement que très difficilement être fondées sur les dispositions de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information. Elles ne pourraient évidemment pas l’être sur celles, aujourd’hui abrogées, de l’ancien article 14 de la loi du 29 juillet 1881.
La loi du 22 décembre 2018 a introduit dans le Code électoral un article L. 163-2 selon lequel, lorsque à l’approche d’élections « des allégations ou imputation inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne, le juge des référés peut »  prescrire aux fournisseurs d’hébergement ou aux fournisseurs d’accès « toutes mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser cette diffusion ». Il est très peu probable que, dans le contexte de la guerre faite à l’Ukraine, des messages relatifs à cette action militaire, diffusés par des agents russes, cherchent précisément à « altérer la sincérité » des scrutins à venir en France, ou qu’ils soient ainsi considérés. La Russie a cependant précédemment tenté, à travers l’Internet, d’intervenir dans le processus électoral français. Il est à craindre qu’elle continue à le faire.
Dans sa formulation provenant du décret-loi du 6 mai 1939, l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 posait que « la circulation, la distribution ou la mise en vente de journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés en langue étrangère peut être interdite par décision du ministre de l’intérieur » ; que « cette interdiction peut également être prononcée à l’encontre des journaux et écrits de provenance rédigés en langue française, imprimés à l’étranger ou en France » ; et qu’« il est procédé à la saisie administrative des exemplaires et des reproductions de journaux et écrits interdits, et de ceux qui en reprennent la publication sous un titre différent ». Mais, par l’arrêt Ass. Ekin c. France, du 17 juillet 2001, la Cour européenne des droits de l’homme a posé que « l’ingérence que constitue l’article 14 de la loi de 1881 modifiée ne (pouvait) être considérée comme nécessaire dans une société démocratique, de sorte qu’il y a eu violation de l’article 10 » de la ConvEDH. A la suite de cet arrêt, ledit article a été abrogé par le décret n° 2004-1044 du 4 octobre 2004. Les autorités françaises le souhaiteraient-elles, les médias russes imprimés ne pourraient pas être l’objet de telles mesures d’interdiction.

Si ce n’est l’exception que constitue le temps de la guerre, mais la France n’est pas formellement en « état de guerre », la lutte pour la démocratie et le respect de l’Etat de droit ne peuvent pas justifier la violation de nos principes fondamentaux, dont celui de la liberté de communication.

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