Par Alexandra Néri, avocate associée, Herbert Smith Freehills, Membre du Club des juristes

Les périodes de crise accentuent les craintes et conduisent parfois les individus et les entreprises à des comportements excessifs. Des entreprises n’hésitent pas à publier des philippiques mettant en cause la gestion du COVID-19 par leurs concurrents et les employés n’hésitent pas à mettre en péril leurs employeurs en critiquant sur les réseaux sociaux la façon dont ceux-ci gèrent la crise sanitaire.

En pleine crise du COVID-19, dans une période particulièrement sensible où les sociétés luttent pour assurer la survie de leur activité et l’emploi de leurs salariés, l’urgence pour les sociétés et leurs dirigeants de faire supprimer les publications malveillantes est manifeste. Que faire lorsque des publications sous forme électronique ternissent l’image d’une entreprise et de ses dirigeants pendant cette période critique et menacent ses activités et ses produits ?

Quelques cas pratiques

P et Wikipédia

La société P a découvert la présence sur Wikipédia de propos faisant allusion au fait que les activités du groupe P seraient une menace pour les populations locales, ce qui est totalement faux, de telles affirmations reposant sur une présentation erronée des faits. Les démarches de l’administrateur de page Wikipédia de modifier l’article sont restées infructueuses, la page faisant l’objet d’une « guerre d’édition » ; ni l’administrateur ni les contributeurs ne peuvent intervenir jusqu’à ce que le différend soit examiné et résolu par la Communauté. En effet, tout conflit au sein de la Communauté Wikipédia ne peut se résoudre que sur consensus, ce qui est long et incertain.

S et Facebook

Un des salariés de la société S publie un témoignage sur son compte accessible publiquement sur facebook.com. Cette publication comporte notamment des allégations qui portent atteinte à l’honneur et à la considération de la société S et son dirigeant : « Tout ça à cause d’une usine qui a préféré faire de la thune plutôt que de protéger son personnel. Cette usine est un virus à elle seule. Le président est totalement inconscient !». Les propos, largement partagés et diffusés sur Internet, jettent l’opprobre sur la société S et son dirigeant et dissuadent ses fournisseurs et partenaires commerciaux de continuer leur collaboration.

Devant l’impossibilité d’obtenir de la communauté Wikipédia ou de Facebook une cessation rapide de l’atteinte, les sociétés P et S sont contraintes de saisir le tribunal judiciaire afin d’obtenir des hébergeurs qu’ils suppriment les propos litigieux .

L’action en diffamation par voie d’assignation en référé d’heure à heure ou d’une assignation au fond à jour fixe paraît la voie naturelle.

L’action judiciaire est-elle le meilleur moyen pour faire supprimer des contenus diffamants sur internet ?

Action en diffamation, contraintes et limites

Pour retenir le délit de diffamation publique sur un site web, un blog ou un réseau social, il faut établir de la publication qu’elle soit :

  • une allégation ou une imputation, – y compris par voie d’insinuation – l’allégation étant définie comme une « affirmation quelconque » tandis que l’imputation consiste à mettre « une accusation sur le compte de quelqu’un » ;
  • portant sur un fait déterminé, les propos concernés doivent « se présenter sous la forme d’une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire » ;
  • visant une personne physique ou une personne morale déterminée ou déterminable, soit reconnaissable ;
  • portant atteinte à l’honneur et à la considération de la personne visée, notamment à sa réputation professionnelle.

La courte prescription

Pour échapper à la prescription sur internet, il faut agir en justice avant l’expiration du délai de trois mois à compter de la date de la publication à compter du jour de la première mise à disposition au public des propos litigieux.

Charge de la preuve et exception de vérité

La charge de la preuve pèse sur l’entreprise et ses dirigeants dont la réputation est atteinte. Pour préserver la preuve des faits, deux moyens sont disponibles : le constat d’huissier et les simples captures d’écran – lesquelles sont des indices qui peuvent emporter la conviction du juge si elles sont corroborées par d’autres éléments. Elles ne présentent pas la force probatoire d’un constat d’huissier.
L’exception de vérité, soumise à des règles d’admission strictes et est assez exceptionnellement admise par les tribunaux, permet à la personne poursuivie d’échapper à toute condamnation en démontrant que les faits argués de diffamation sont véridiques.

Les mesures pouvant être ordonnées

Lorsque le caractère diffamatoire des allégations publiées est admis, le demandeur peut obtenir :

  • la suppression des propos diffamatoires sur les supports visés, sous astreinte par jour de retard ;
  • l’insertion forcée d’une publication, sur la page d’accueil du site Web sous astreinte par jour de retard ;
  • l’octroi de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral des victimes.

La tentation du recours à la procédure non contradictoire

Lorsqu’il s’agit de propos publiés de façon anonyme, il est possible d’obtenir des intermédiaires internet les données d’identification de l’auteur des propos litigieux, sans débat contradictoire au moyen d’une ordonnance sur requête exécutoire dès sa délivrance.

Il est donc tentant de demander au tribunal judiciaire de rendre sur simple requête une ordonnance à l’encontre de l’hébergeur l’enjoignant de mettre un terme à la publication litigieuse, ce dernier en tant qu’intermédiaire technique, l’hébergeur doit en principe rester neutre. Cependant, la pratique démontre que les juges sont très réticents à prononcer sans débat contradictoire des mesures limitant la liberté d’expression.

Délais procéduraux en temps de crise de COVID-19

La délivrance des assignations en référé d’heure à heure ou d’assignations à jour fixe en raison des circonstances actuelles fonctionne. En cas d’urgence caractérisée, une audience de référé pourra être tenue et un juge pourra recevoir les parties pour traiter les requêtes. Les audiences peuvent être tenues grâce à un moyen de communication audiovisuelle ou le cas échéant à tout moyen de communication électronique.

Les procédures sont ainsi en place mais leur issue, soit un jugement exécutoire par provision, peut prendre trois semaines.

L’usage conjoint des conditions générales et des moyens techniques mis en place par les hébergeurs est-il une solution alternative efficace ?

Indiscutablement. Opposer aux prestataires techniques leurs propres règles pour obtenir la suppression des contenus litigieux est la voie la plus rapide et la plus efficace. La difficulté réside à cet égard dans l’identification de ces règles qui diffèrent d’un prestataire à l’autre, sont souvent « noyées » parmi une multitude d’autres règles ou se présentent sous des libellés très vagues. Enfin, l’expérience montre que l’usage de moyens techniques de communication mis en place par le prestataire technique pour notifier l’auteur ou transférer une lettre de mise en demeure à l’auteur de la diffamation peut être efficace. Tout est question de connaissance, de stratégie et de mesure.

 

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