Par Francis Donnat, Conseiller d’État, Secrétaire général de France Télévisions, expert du Club des juristes
Auteur de Droit européen de l’internet (LGDJ 2018)

Le Conseil constitutionnel a, dans une décision n° 2020-801 DC rendue le 18 juin dernier, censuré la quasi-totalité de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet. Celle-ci venait principalement modifier les dispositions de l’article 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, et y créer un nouvel article 6-2. Aucun des deux dispositifs n’a survécu à l’examen du Conseil constitutionnel.

Censure de l’obligation de retrait en une heure de contenus terroristes ou pédopornographiques…

Les dispositions du I de l’article 1er de la loi visaient à imposer aux hébergeurs ou aux éditeurs d’un service de communication en ligne de supprimer en une heure les contenus à caractère terroriste ou pédopornogaphique notifiés par l’administration. Le Conseil constitutionnel examine cette obligation au regard de sa jurisprudence classique sur la liberté d’expression et de communication qui fait de cette dernière une liberté « d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ». Rappelant qu’il est loisible au législateur d’instituer des mesures destinées à faire cesser les abus dans l’exercice de cette liberté, le Conseil constitutionnel juge tout d’abord, de façon inédite, que la diffusion de contenus pédopornographiques ou à caractère terroriste constitue bien de tels abus. Toutefois, le législateur, dans la poursuite de l’objectif tendant à faire cesser ces abus, a porté à la liberté en cause une atteinte disproportionnée au regard de trois séries de considérations que le Conseil constitutionnel ramasse dans une motivation particulièrement brève : premièrement, les contenus visés sont ceux que l’administration considère illicites, et non ceux qui le seraient « manifestement » ; le délai d’une heure laissé à la plateforme, en l’absence d’un recours suspensif contre la demande de retrait, ne permet pas d’obtenir une décision du juge ; enfin, l’absence de retrait peut être sanctionné d’une peine d’emprisonnement d’un an et de 250 000 euros d’amende. Tout cela conduit le Conseil constitutionnel à juger le I de l’article 1er de la loi contraire à la Constitution.

…et de l’obligation de retrait sous 24h de contenus haineux…

Son raisonnement concernant le II du même article 1er est encore plus remarquable. Celui-ci visait à instituer une obligation de supprimer en 24 heures, sous peine de sanction pénale, les contenus manifestement illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel signalés par les internautes. Or, sur ce point encore, et alors même que n’étaient visés par cette obligation que les opérateurs de plateforme les plus importants – ceux dont l’activité dépasse des seuils qui auraient été définis par décret –, que les contenus concernés étaient seulement ceux susceptibles de relever « manifestement » de certaines qualifications pénales et que le délai laissé à la plateforme pour réagir était de 24h, le Conseil constitutionnel juge derechef que le législateur a porté à la liberté d’expression et de communication une atteinte disproportionnée. Cinq séries de considérations le conduisent à cette conclusion : tout d’abord, l’opérateur devait examiner tous les contenus qui lui étaient signalés par un internaute, sans autre condition, et notamment pas l’intervention d’un juge ; ensuite, si le législateur avait certes retenu ici un critère du « manifestement » illicite, celui-ci était en quelque sorte contrebalancé par le nombre considérable de qualifications pénales justifiant le retrait de contenus et par l’obligation faite à l’opérateur d’examiner les contenus signalés au regard de l’ensemble des infractions, alors que certaines d’entre elles exigent une appréciation délicate et contextualisée (on peut penser notamment aux délits de presse, caricatures et autres contenus satiriques) ; le délai de 24h à cet égard semble « particulièrement bref » au Conseil constitutionnel ; et si le législateur a bien prévu une clause exonératoire, celle-ci, dit la décision, « n’est pas rédigée en des termes permettant d’en déterminer la portée », alors même que, enfin, la sanction pénale encourue l’est pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition. L’ensemble de ces éléments conduit le Conseil constitutionnel à considérer que « les dispositions contestées ne peuvent qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites », et à en déduire l’atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et de communication. Autrement dit, le Conseil constitutionnel tient compte du risque de voir les plateformes supprimer tous les contenus signalés pour éviter le risque d’une condamnation, ou même de robotiser cette tâche, la confiant à des algorithmes censeurs… L’incitation faite aux plateformes à « sur-censurer » porte bien atteinte à la liberté d’expression.

…sur un terrain purement constitutionnel

Si cette solution est remarquable, le chemin emprunté par le Conseil constitutionnel pour y arriver ne l’est pas moins. Ainsi que l’on sait, le Conseil constitutionnel, s’il se refuse à exercer un contrôle général de conventionnalité des lois (décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975), a déduit de l’exigence constitutionnelle de transposer les directives communautaires qu’il lui appartenait, lorsqu’il est saisi dans les conditions de l’article 61 de la Constitution d’une loi de transposition, de veiller au respect de cette exigence et de censurer le cas échéant le caractère manifestement incompatible de la loi avec la directive transposée (décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, rendue précisément sur la loi transposant la directive 2000/31 du 8 juin 2000 dite e-commerce). La question se posait ici de savoir s’il accepterait d’examiner le grief soulevé par les 60 sénateurs requérants tiré de l’incompatibilité manifeste entre la loi et la directive e-commerce, alors même que la loi déférée n’était pas, formellement, une loi de transposition. Il est remarquable de relever que le Conseil constitutionnel se fonde, pour bâtir sa solution, sur des considérations exclusivement constitutionnelles, sans nullement se référer à la directive. Celle-ci figure certes dans les visas de la décision, mais c’est uniquement au regard de la Constitution, et « sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs », que le Conseil constitutionnel censure la loi déférée.

Mark Twain et l’article 11 de la DDH

« Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures ». Si cette phrase que l’on prête à Mark Twain n’a jamais été aussi vraie qu’aujourd’hui, temps des réseaux sociaux, et s’il est assurément odieux de voir le formidable outil de communication qu’est l’internet devenir aussi le lieu où prolifèrent les contenus haineux, racistes, antisémites, il n’en reste pas moins que la décision du Conseil constitutionnel donne tout son sens à la liberté d’expression et de communication telle qu’elle est garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en vertu duquel « tout citoyen peut (…) parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi », et qui exige donc que cette liberté s’exerce d’abord avant de pouvoir répondre ensuite d’un éventuel abus. Dans la recherche du délicat équilibre entre préservation de la liberté d’expression et de communication et cessation de ses abus en ligne, la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet n’a manifestement pas su convaincre le Conseil constitutionnel. Sa décision aura certainement une influence sur les travaux en cours au niveau européen sur un Digital service Act qui viendrait revisiter les dispositions un peu obsolètes de la directive e-commerce.