Par Estelle Brosset, Professeure, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France

La pollution de l’air est, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le principal risque environnemental pour la santé. Dans ses estimations les plus récentes disponibles, elle indique que près de 7 millions de personnes sont décédées prématurément du fait de l’exposition à la pollution de l’air (OMS, Pollution de l’air ambiant : une appréciation globale de l’exposition et de la charge des maladies, 2016). En Europe, selon l’Agence européenne de l’environnement, plus de 600 000 décès par an, soit 1 sur 8, sont dus à une telle pollution. La pollution atmosphérique provoque ainsi, au plan européen, plus de 1 000 décès prématurés par jour, chiffre plus de 10 fois supérieur à celui des morts par accident de la route. Et encore, ces chiffres sont parfois contestés et d’autres, plus élevés, avancés (voir ceux publiés en mars dernier dans l’European Heart Journal qui évoquent 9 millions de décès à l’échelle de la planète et 800 000 en Europe).

Parmi les polluants atmosphériques les plus nocifs, figurent avec le dioxyde d’azote, le dioxyde de soufre et l’ozone troposphérique, les particules fines ou PM (particulate matter). Les PM sont des particules solides et liquides en suspension dans l’air, formées de substances très diverses, allant du sel marin et des pollens à des produits cancérigènes pour l’homme (tels que le benzo[a]pyrène et le carbone suie). Selon leur taille, on distingue les PM10 (grosses particules d’un diamètre maximal de 10 µm) et les PM2,5 (particules fines de diamètre inférieur ou égal à 2,5 µm). Il est démontré que les PM provoquent des maladies cardiovasculaires, des maladies respiratoires et des cancers.

Face à l’urgence de la situation, l’annonce de la Commission européenne, le 30 octobre dernier, de traduire la France devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour non-respect des valeurs limites de PM10 fixées dans la directive 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil, du 21 mai 2008, concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe (JO 2008 L 152, p. 1) ne pouvait que retenir l’attention. Elle fait suite à la constatation par la Commission d’un non-respect, pour les PM10, des valeurs limites de la directive dans deux zones, les zones de Paris et de la Martinique.

Cette traduction signifie que la Commission vient de saisir la juridiction luxembourgeoise d’une action en manquement à l’encontre de la France. Bien connue, la procédure en manquement prévue à l’article 258 TFUE permet en effet à la Commission de demander à la Cour de constater, par la voie d’un arrêt, le non-respect par un État membre des obligations que lui impose le droit de l’Union, le traité ou un acte de droit dérivé. Ici c’est un manquement à une directive, la directive 2008/50/CE qui fonde la requête et en particulier une violation de ses article 13 et 23. L’article 13 prévoit une obligation, applicable depuis le 1er janvier 2010, de ne pas dépasser certaines valeurs limites de concentration dans l’air de treize polluants atmosphériques (notamment de PM10), valeurs fixées à son annexe XI. L’article 23 de la directive (paragraphe 1, deuxième alinéa) prévoit quant à lui que, « lorsque le dépassement des valeurs limites a lieu après le délai prévu pour leur application », l’État membre a l’obligation d’établir un plan relatif à la qualité de l’air afin d’atteindre les valeurs limites et de faire en sorte que « la période de dépassement soit la plus courte possible ».

Quels sont les précédents ?

Cette « traduction » intervient dans un contexte d’ores et déjà chargé. D’abord, dans un précédent arrêt, rendu il y a un an presque jour pour jour, la Cour avait déjà épinglé la France pour manquement aux obligations issues des mêmes articles de la même directive du fait d’un dépassement systématique et persistant de la valeur limite annuelle pour le dioxyde d’azote (NO2) depuis le 1er janvier 2010 dans douze agglomérations et zones de qualité de l’air française (CJUE, 24 octobre 2019, Commission européenne c/ République française, aff. C-636-18) (E. Truilhé, La France condamnée pour non-respect de la directive qualité de l’air ambiant, Recueil Dalloz 2019 p. 2240). Par ailleurs, de nombreuses procédures sont en cours et des condamnations en manquement sont déjà intervenues, à l’encontre du Royaume-Uni, de l’Italie, de la Hongrie, de la Bulgarie, de la Roumanie ou encore de la Pologne. S’agissant spécifiquement de la pollution par le PM10, on peut dénombrer déjà six arrêts, les derniers contre la Bulgarie, le 5 avril 2017, la Pologne, le 22 février 2018, la Roumanie le 30 avril 2020 et très récemment l’Italie le 10 novembre dernier (aff. C-644/18).

Par ailleurs, sur ce même fondement (le non-respect des valeurs limites fixées dans la directive – transposées aux articles L.221-1 et R. 221-1 du Code de l’environnement par la France), des contentieux ont également eu lieu devant les juridictions françaises et ont donné lieu à deux arrêts du Conseil d’État dans le cadre de recours pour excès de pouvoir et à plusieurs arrêts de tribunaux administratifs dans le cadre de demandes indemnitaires pour carence fautive de l’État (A. Le Dylio, Lutte contre la pollution atmosphérique : la carence fautive de l’État reconnue par des jugements en demi-teinte). Dans un arrêt Association Les Amis de la Terre du 12 juillet 2017, le Conseil d’État a jugé que les dispositions de la directive 2008/50/CE imposent à l’État une obligation de résultat. Or, en cas de dépassement des valeurs limites, l’État ne peut se contenter de prévoir un plan de nature à réduire les polluants, mais doit s’assurer que les mesures prévues par ce plan permettent effectivement de revenir en-deçà des seuils limites prévus, ce qui l’a conduit à enjoindre au gouvernement français de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en œuvre un plan permettant de ramener, avant le 31 mars 2018, les concentrations en dioxyde d’azote et en PM10 sous les valeurs limites. Dans un second arrêt, du 10 juillet 2020, le Conseil d’État a constaté que les valeurs limites de pollution avaient été encore dépassées dans certaines zones en 2019, notamment pour les PM à Fort-de-France et Paris, et, pour cette raison, a prononcé à l’encontre de l’État, s’il ne justifie pas dans les six mois, avoir exécuté sa décision de 2017, une astreinte de 10 millions d’euros par semestre.

Il faut également dire que la directive a donné lieu à une jurisprudence fournie en matière préjudicielle de la part de la CJUE. Cette jurisprudence a non seulement confirmé la possibilité pour toutes les personnes physiques ou morales directement concernées par le dépassement des valeurs limites d’invoquer la directive en vue d’obtenir des autorités nationales, le cas échéant en saisissant les juridictions compétentes, l’établissement d’un plan relatif à la qualité de l’air, mais, elle a aussi et surtout précisé les obligations du juge national en ce cas. Ce dernier a en effet, au titre du droit de l’Union, l’obligation de prendre toute mesure nécessaire, telle une injonction (si elle est prévue par le droit national), afin que l’autorité compétente établisse ce plan dans les conditions prévues par la directive (CJUE, 25 juillet 2008, Janecek, aff. C 237/07 ; CJUE, 19 novembre 2014, ClientEarth, aff.C 404/13 ; CJUE, 26 juin 2019, Craeynest e.a., aff. C 723/17). Il lui incombe même, selon la Cour, de prononcer une mesure privative de liberté (mesure de contrainte par corps) contre des titulaires de l’autorité publique lorsque, dans les dispositions du droit interne, il existe une base légale pour l’adoption d’une telle contrainte, y compris si cette contrainte, dans l’ordre juridique national concerné n’est pas prévue à l’égard de telles personnes (CJUE, 19 décembre 2019, Deutsche Umwelthilfe, C-752/18).

Quelle issue possible ?

L’issue paraît a priori prévisible. Les données résultant des rapports annuels relatifs à la qualité de l’air, présentés par la France, montrent que les valeurs limites fixées pour les PM10 ont été dépassées dans les deux zones qui font l’objet de la saisine. Or, sans que la Commission ne soit tenue d’apporter des preuves supplémentaires à cet égard, le manquement est ici constitué. La procédure en manquement repose en effet sur la constatation objective du non-respect par un État membre des obligations qui sont les siennes. Il s’ensuit que le fait de dépasser les valeurs limites applicables ici aux concentrations de PM10 dans l’air ambiant suffit en lui-même pour pouvoir constater un manquement aux dispositions de l’article 13 de la directive (et de l’annexe XI de celle-ci). La Cour l’a déjà souvent rappelé et constaté (Voir par exemple l’arrêt du 30 avril 2020, Commission/Roumanie, C 638/18, point 68).

L’issue est d’autant prévisible que la Cour a bien précisé que le dépassement des valeurs limites, lorsqu’il est établi, n’est quasiment pas susceptible d’être remis en cause. L’affaire italienne en atteste. La Cour a expliqué qu’il n’y a pas lieu de prendre en compte l’évolution générale et notamment une tendance à la baisse, lorsqu’une telle tendance n’aboutit pas à ce que cet État membre se conforme aux valeurs limites. Elle a également insisté sur le fait qu’il n’existe pas de seuil « de minimis » en ce qui concerne le nombre de zones dans lesquelles un dépassement doit être constaté : le dépassement, même limité à une seule zone, suffit en lui-même pour conclure au manquement. Elle a enfin confirmé que les difficultés techniques ou structurelles rencontrées par un État pour atteindre de telles limites ne suffisent pas à l’exonérer de son obligation d’application de la directive et donc d’un constat de manquement, sauf à démontrer des circonstances exceptionnelles (« dont les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toutes les diligences déployées »).

Certes, une question pourra à nouveau se poser, celle de l’application, à l’espèce, de l’article 23 de la directive. Et pour cause, une telle disposition envisage précisément l’hypothèse d’un « dépassement », ce qui a pu et peut encore faire naître des discussions. Dans sa jurisprudence, la Cour a cependant déjà réglé certaines questions. Elle a d’abord précisé que l’obligation fixée à l’article 13 (celle du non-dépassement de valeurs limites) doit être considérée comme constitutive d’une véritable obligation de résultat et non pas simplement de comportement (Entretien M. Hautereau-Boutonnet et E. Truilhé-Marengo, Recueil Dalloz 2015 p.312). Elle a ensuite rappelé que, le fait qu’un État membre dépasse les valeurs limites ne suffit pas, à lui seul, pour considérer que cet État membre a manqué aux obligations prévues par la directive. Le manquement n’est constitué qu’à défaut d’adoption, en ce cas, d’un plan relatif à la qualité de l’air tel que prévu par l’article 23. Enfin, la Cour a insisté sur la limite qu’un tel article prévoit à la marge d’appréciation dont bénéficient les États dans l’établissement d’un tel plan (et dans la détermination des mesures à adopter, « sur la base du principe de l’équilibre entre l’objectif de réduction du risque de pollution et les différents intérêts publics et privés en présence ») : celle qui consiste à veiller à ce que « la période de dépassement des valeurs limites soit la plus courte possible ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans le premier arrêt contre la France, le manquement a été établi, la France ayant dépassé de manière persistante entre 2010 et 2016 les valeurs limites annuelles pour le NO2. C’est aussi le cas tout récemment à propos de l’Italie du fait d’un dépassement des valeurs limites fixées pour les PM10. Les plans doivent donc comporter des délais pour la réalisation des objectifs relatifs à la qualité de l’air et de tels délais ne doivent pas être, à compter de l’entrée en vigueur des valeurs limites, trop longs (ce qui est le cas, pour reprendre l’exemple italien, de « deux décennies »).

Que peut-on attendre d’un tel contentieux européen pour la qualité de l’air en France ?

Sur ce point, la réponse est moins assurée. Et pour cause, depuis l’adoption de la directive, si des mesures en matière de qualité de l’air ont été prises, ce qui a entraîné une diminution du nombre et de l’ampleur des dépassements des valeurs limites fixées, 20 États membres font toujours encore état, plus de dix ans plus tard, de dépassements pour au moins un polluant, et souvent pour plusieurs. En 2013, la Commission européenne, dans son programme « Air pur pour l’Europe » (COM(2013) 918 final), avait déjà annoncé qu’elle souhaitait s’attaquer au non-respect généralisé des valeurs limites dans l’Union et, d’ailleurs, dans ce cadre, avait, en 2017, lancé un bilan de qualité afin d’évaluer la performance de la directive sur la qualité de l’air ambiant qui s’est conclu à l’automne dernier (Voir le document de travail des services de la Commission ; résumé du bilan de qualité des directives sur la qualité de l’air ambiant, le 28.11.2019, SWD(2019) 428 final). Entre temps, la Cour des comptes a publié un rapport spécial sur la pollution de l’air dans lequel elle conclut que « notre santé n’est toujours pas suffisamment protégée » en matière de pollution de l’air et adresse, en ce but, des recommandations à la Commission (Rapport spécial n° 23/2018). La situation est d’autant plus préoccupante que les valeurs limites dans la directive sont moins strictes (notamment pour les PM) que ce que prévoient les lignes directrices de l’OMS (Lignes directrices OMS relatives à la qualité de l’air – Mise à jour mondiale 2005). Il faut dire que la directive de 2008 n’a pas modifié les valeurs fixées dans les directives qu’elle a actualisées (en particulier la directive 1999/30/CE du Conseil du 22 avril 1999, JO L 163 du 29.6.1999, p. 41) et que, dans ce contexte, d’ailleurs, certains (en France, voir la recommandation de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) réclament leur actualisation n’est pas surprenant.

Or, pour l’heure, force est de constater que les actions en manquement n’ont pas permis d’améliorer la situation. Il faut dire que le contrôle de l’action des États membres par la Commission s’est heurté, en ce domaine, à certaines limites, en la matière, davantage temporelles que matérielles (la pollution avérée peut être en effet simplement mesurée par prélèvement, même si le nombre et l’emplacement des points de prélèvement à propos desquels les États conservent une latitude peut rendre les vérifications plus difficiles). Rappelons sur ce point que, si la directive s’applique à compter du 1er janvier 2010, elle prévoit, dans son article 22, la possibilité de demander un report jusqu’au 11 juin 2011 pour les valeurs limites de PM10 et jusqu’au 1er janvier 2015 pour les valeurs limites de dioxyde d’azote. Or, en cas de recours à cette possibilité, la procédure d’infraction ne pouvait donc pas être entamée tant que la Commission n’avait pas pris de décision à leur propos. Par ailleurs, conformément à l’article 23, « les plans sont transmis à la Commission sans délai, et au plus tard deux ans après la fin de l’année au cours de laquelle le premier dépassement a été constaté », ce qui là encore a pu décaler le début des procédures. Observons que s’y ajoute la durée des procédures précontentieuses ce qui n’est pas propre au domaine, mais qui, en l’espèce, a été parfois particulièrement longue (parfois plus de cinq ans pour la France ce qui a porté à sept ans le délai entre le manquement initial et la soumission de l’affaire à la CJUE par la Commission).

Certes, les procédures arrivent désormais à terme, les arrêts s’accumulent. Mais on sait que, en certains cas, la résistance à l’application de décision de justice est forte, surtout dans le cas d’arrêts déclaratoires (qui ne peuvent pas imposer de mesures d’exécution), ce qui est le cas des arrêts en manquement. Reste, certes, l’arme des sanctions financières que la Cour peut imposer aux États en cas de manquement. Toutefois, il faudra alors attendre à nouveau que la Commission intente une nouvelle action devant la Cour pour lui demander de constater l’inexécution de son arrêt en manquement et d’assortir ce constat, conformément à l’article 260 TFUE, de paiement d’une astreinte. Preuve que le recours au droit de l’Union devant les juridictions internes est sans doute à privilégier car les procédures sont, au global, plus rapides et car les condamnations peuvent prendre la forme d’une injonction et directement d’une condamnation financière. L’astreinte prononcée par le Conseil d’État cet été (en réponse à une demande déposée il y a un peu plus d’an an), dont le montant – plus de 54.000 euros par jour – est « le plus élevé qui ait jamais été imposé pour contraindre l’État à exécuter une décision prise par le juge administratif » (https://blog.landot-avocats.net), en atteste.