La pénalisation des clients prostitution est inscrite dans la loi depuis avril 2016. En novembre dernier, des associations défendant les travailleurs du sexe ont saisi le Conseil Constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
Dans une décision n° 2018-761 QPC rendue le 1er février 2019, le Conseil a jugé conforme cette loi.

Décryptage par Patrick Mistretta, professeur de droit privé en sciences criminelles, à l’Université Jean-Moulin Lyon III.

« Le conseil estime que le législateur a entendu assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre ces formes d’asservissement »

Pourquoi a-t-on saisi le Conseil Constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ?

En adoptant la loi du 13 avril 2016, le législateur français a maintenu le modèle abolitionniste choisi par la France dans lequel la prostitution reste une activité licite mais pour laquelle le client est désormais pénalisé au titre d’une contravention instituée par la nouvelle loi. Depuis cette loi en effet, le premier alinéa de l’article 611-1 du code pénal institue une contravention réprimant le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage. Le premier alinéa de l’article 225-12-1 du même code érige en délit ces mêmes faits lorsqu’ils sont commis en situation de récidive légale.

Près de 3 ans après l’entrée en vigueur de la loi, de nombreuses associations ont dénoncé la précarisation ainsi que l’augmentation des violences et de l’exploitation engendrée par le nouveau texte à l’égard des personnes qui se prostituent aujourd’hui. Une QPC a donc été transmise au Conseil constitutionnel au motif que la loi de 2016 porterait atteinte à des droits et libertés de nature constitutionnelle.

Le texte adopté porterait ainsi atteinte à la liberté d’entreprendre qui a valeur constitutionnelle. En incriminant les clients des prostituées tout en considérant la prostitution comme une activité commerciale licite ouvrant droit au statut de travailleur indépendant, le nouveau texte porterait en effet atteinte à la liberté d’entreprendre ayant valeur constitutionnelle en vertu de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC). La loi de 2016 serait également de nature à porter atteinte au principe de nécessité et de proportionnalité des peines fondé sur les articles 5 et 8 de la DDHC ayant valeur constitutionnelle depuis une décision du Conseil Constitutionnel du 3 septembre 1986 dès lors que la loi aurait montré son effet contre-productif et ses effets pervers au regard de la précarisation et des violences accrues portées aux personnes prostituées. Les requérants considèrent en outre que la loi du 13 avril 2016 interdit le droit à la libre disposition de son corps, le droit à une sexualité libre et entière ainsi que le droit à l’autonomie personnelle, et porte dès lors atteinte au droit au respect de la vie privée qui a valeur constitutionnelle. Enfin, certaines parties intervenantes ont soutenu le fait que les effets pervers de la loi de 2016, aggravant de facto les violences et altérant les conditions d’hygiène de la prostitution, avaient pour effet de porter atteinte au droit à la protection de la santé également protégé par la Constitution.

Sur quels fondements le Conseil Constitutionnel s’est-il appuyé pour valider la loi d’avril 2016 ?

Le Conseil constitutionnel a déclaré les dispositions attaquées conformes à la Constitution. Au regard de l’atteinte à la liberté personnelle, il rappelle qu’il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties. Après avoir indiqué les objectifs de la loi de 2016 (lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains notamment), le conseil estime que le législateur a entendu assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre ces formes d’asservissement et poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions. Dès lors que la loi contestée a voulu combattre l’existence d’une demande de relations sexuelles tarifées pour lutter contre le proxénétisme et la traite, les incriminations instituées constituent selon les sages « un moyen qui n’est pas manifestement inapproprié à l’objectif de politique publique poursuivi ». S’agissant des autres libertés invoquées au soutien de la QPC, le Conseil procède à cette même mise en balance des intérêts en présence pour constater l’absence d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi. Les peines instituées par les incriminations portées par la loi de 2016, au regard de la nature des comportements réprimés, ne sont pas ainsi jugées manifestement disproportionnées. En se réfugiant derrière son rôle qui consiste à ne pas substituer son appréciation à celle du législateur, le Conseil considère également que les conséquences sanitaires pour les personnes prostituées des dispositions contestées ne procèdent pas d’une appréciation « manifestement inadéquate » de la part du législateur, et ne méconnaissent pas le droit à la protection de la santé. Enfin, les atteintes à la liberté d’entreprendre engendrées par la loi de 2016 entrent pour le Conseil dans le cadre des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, dès lors qu’elles ne constituent pas des atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.

Quelle est la portée de cette décision du 1er février 2019 ? Ne risque-elle pas d’être en contradiction avec d’autres droits ?

En définitive, cette décision QPC de conformité n’est guère surprenante dès lors qu’elle fait application au domaine contesté de principes de contrôle et de restrictions des libertés garanties par la Constitution que le conseil avait largement dégagés auparavant. A l’égard de la liberté personnelle qui était sans doute l’argument le plus fort porté par la QPC, on voit se dessiner la conception de la dignité que semble vouloir promouvoir le Conseil constitutionnel qui fait notamment référence au considérant n° 11 à « la contrainte et l’asservissement de l’être humain … et à la sauvegarde de la dignité de la personne humaine ». Cette conception objective de la dignité est donc opposée à celle subjective des opposants à la loi qui revendiquaient précisément le droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle. Il n’est pas certain qu’elle l’emporte in fine devant la CEDH qui considère pour sa part que le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle qu’elle reconnait pleinement notamment depuis l’affaire K. A. et A. D. c/ Belgique (CEDH, 17 février 2005).

Par Patrick Mistretta

 

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