Par Anne Levade, professeur à l’École de droit de la Sorbonne (université Paris I Panthéon-Sorbonne), ISJPS UMR 8103 (université Paris 1-CNRS), président de l’Association française de droit constitutionnel

Au Journal officiel du 31 mars 2020, étaient publiées la loi organique n° 2020-365 d‘urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et la décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020 que le Conseil constitutionnel a rendue à son sujet. En tout, il ne se sera écoulé que 14 jours entre l’adoption du projet en conseil des ministres et l’entrée en vigueur du texte qui est immédiate.

À ce premier motif qui, à lui seul justifie que l’on s’y intéresse, s’en ajoute un second : l’objet de ladite loi organique qui est de suspendre jusqu’au 30 juin 2020 les délais applicables dans le cadre de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Avant de s’interroger sur les effets d’une suspension à tous égards inédite, il n’est pas inutile d’en rappeler le pourquoi et le comment.

Le pourquoi.

Les raisons qui justifiaient la loi organique ont été présentées comme parfaitement rationnelles. C’est sans doute ce qui explique que les parlementaires, sans presque aucune discussion, y aient souscrit.

En effet, l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoit que la procédure de QPC est encadrée par des délais. Dans une première phase, le « délai déterminé » que l’article 61-1 de la Constitution impose au législateur organique de fixer est de 3 mois, son non-respect par le Conseil d’État ou la Cour de cassation emportant leur dessaisissement et transmission d’office au Conseil constitutionnel. Ensuite, c’est par analogie qu’elle a prévu que celui-ci devait aussi statuer en 3 mois, la Constitution ne l’y obligeant pas et aucune sanction n’étant prévue.

Or, l’exposé des motifs du projet le dit expressément : « L’épidémie de Covid-19 fait obstacle à ce que ces juridictions se réunissent en formation collégiale et, par conséquent, à ce que ces délais puissent être respectés ». L’étude d’impact ajoute que « Du fait de ces circonstances, l’application des délais organiques pourrait conduire à des transmissions d’office (…), ce qui nuirait à la bonne administration de la justice recherchée par le législateur organique ». Les mesures proposées sont donc, pour le Conseil d’État, « inspirées par la même préoccupation qui fonde les mesures de suspension ou de prolongement de délais de procédure devant les juridictions administratives et judiciaires », expliquant qu’elles « n’appellent aucune observation particulière » de sa part.

La justification sembla d’autant plus sérieuse aux parlementaires que le rapporteur du texte au Sénat indiqua qu’il s’agissait de « répondre à une préoccupation très vive du Conseil constitutionnel », la rapporteure à l’Assemblée affirmant que sinon celui-ci était « menacé d’engorgement ».
Dont acte ! Face à l’épidémie de Covid-19, il fallait agir. Mais comment ?

Le comment.

Sur le fond, l’étude d’impact donnait la solution : « desserrer la contrainte des délais de procédure » ; ce que le projet traduisait en termes juridiques en prévoyant que « les délais mentionnés aux articles 23-4, 23-5 et 23-10 de l’ordonnance n° 58-1067 (…) sont suspendus jusqu’à (sic) 30 juin 2020 ».

Procéduralement, les marges étaient, à un double titre, étroites. Les délais que l’on entendait suspendre étant fixés par une ordonnance portant loi organique, seule une loi organique pouvait y procéder et l’urgence commandait qu’elle fût adoptée rapidement, d’où une loi organique « d’urgence ».

Sur le premier point, l’étude d’impact témoigne que deux options étaient envisageables : soit modifier l’ordonnance de 1958 pour y introduire « une disposition pérenne permettant de suspendre, en cas de circonstances exceptionnelles, l’application desdits délais », soit une loi organique ad hoc. Elle n’explique pas comment il fut arbitré en faveur de la seconde, mais il n’est pas interdit de penser que les conditions dans lesquelles la loi organique devait être adoptée y ont contribué.

Car, sur le second point, les choses étaient juridiquement plus compliquées. En effet, fût-ce en procédure accélérée, l’article 46 de la Constitution impose que la première assemblée saisie d’un projet de loi organique ne délibère qu’à « l’expiration d’un délai de quinze jours après son dépôt ». Dit autrement, pour suspendre urgemment les délais de la QPC, il fallait commencer par violer le délai constitutionnellement imposé pour l’adoption d’une loi organique. La chose n’a pas échappé au Conseil constitutionnel qui estime que « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que celle loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 ». La solution est justifiée ; on conviendra qu’elle est moins choquante pour un texte ad hoc qui ne produira plus d’effet à compter du 30 juin 2020 que s’il s’était agi de modifier celui de 1958.
Où l’on en vient logiquement aux effets de ce texte particulier.

Quels effets ?

L’article unique de la loi organique est lapidaire et semble donc avoir le mérite de la clarté.

Sauf que, en droit, suspension signifie interruption ou arrêt momentané. C’est d’ailleurs le sens que lui donne l’ordonnance de 1958 lorsqu’elle prévoit que la transmission d’une QPC ne suspend pas le cours d’une instruction. Ainsi comprise, la loi organique d’urgence pourrait conduire à ce qu’aucune QPC ne puisse être examinée jusqu’au 30 juin 2020 et ce, alors même que l’état d’urgence sanitaire a été déclaré pour 2 mois par une loi d’urgence dont la constitutionnalité n’a, pour ce motif, pas été contrôlée a priori et qu’il autorise des restrictions aux libertés d’une ampleur jamais égalée (L. n° 2020-290, 23 mars 2020 : JCP G 2020, act. 369, Libres propos A. Levade).

Certes le Conseil constitutionnel considère que le texte « se borne à suspendre » les délais et « ne remet pas en cause l’exercice de ce recours ni n’interdit qu’il soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant cette période ». Mais alors, c’est aux juges qu’il reviendra de déterminer si une QPC mérite d’être examinée avant le 30 juin, tandis que d’autres, verront les délais « suspendus » ou, plus exactement, prorogés, c’est-à-dire allongés de la durée pendant laquelle une QPC ne peut pas être traitée dans des conditions ordinaires.

Le problème est donc avant tout celui de la rigueur des termes, sauf à considérer que sous couvert d’une suspension qui proroge, le législateur organique ait voulu inventer la susrogation ou la proropension !

 

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