Par Anne-Charlène Bezzina – Constitutionnaliste – Maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen – Membre du CUREJ de Rouen – Membre associée de l’IRJS de Paris I
Le 11 décembre 2022, la vice-présidente grecque du Parlement européen, Eva Kaili, et trois autres personnes ont été inculpées et placées en détention provisoire pour « corruption » à Bruxelles, dans le cadre d’une enquête sur des soupçons de corruption en lien avec le Qatar. Deux jours plus tard et après une perquisition menée dans les locaux du Parlement européen par la police belge, les eurodéputés ont voté pour destituer la vice-présidente de ses fonctions au sein du Parlement européen. Bien que relevant du droit pénal, cette affaire interroge quant à l’encadrement du lobbying au niveau des institutions européennes, celui-ci étant érigé en modèle de transparence.

Quelle est la définition du lobbying au niveau européen ?

La définition européenne du lobbying est particulièrement large. Consistent ainsi en des activités de lobbying « toutes les activités menées dans le but d’influencer les politiques et les processus de décision des instruments de l’Union, quel que soit le lieu où elles sont réalisées et quel que soit le canal ou le mode de communication utilisé » (Accord entre le Parlement européen et la Commission européenne sur le registre de transparence pour les organisations et les personnes agissant en qualité d’indépendants qui participent à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques de l’Union européenne, 2021).

Par comparaison, l’activité de lobbying (le fait « d’influer sur la décision publique, notamment sur le contenu d’une loi ou d’un acte réglementaire en entrant en communication avec les pouvoirs publics ») est bien plus restrictive en droit français (loi du 9 septembre 2016). Les médias, les conseils sont donc exclus de la définition française et non européenne.

Aussi, le lobbying est une activité légale qui consiste à influencer la décision publique dans le but de défendre des intérêts sectoriels.

Le Parlement européen est à cet égard une institution particulièrement sous pression de lobbies structurés sous de multiples formes influant à différents niveaux du travail législatif, c’est pourquoi le phénomène est très intégré par les institutions européennes qui peuvent être rapprochées du Congrès des Etats-Unis et de ses habitudes de travail avec des groupes de pression structurés. Ce n’est pas le cas auprès du Parlement français qui a une tradition constitutionnelle d’indépendance encore tenace malgré l’avancée significative des lobbys.

Pour répondre aux préoccupations autour des groupes de pression, le Parlement européen a, le premier, créé dès 1995 un registre de lobbyistes ayant accès à son enceinte et a ensuite été suivi en 2008 par la Commission. Les deux institutions ont en 2011 fusionné les deux instruments en un Registre Européen de Transparence (RET) sur la base d’un accord interinstitutionnel qui a été modernisé en 2016 et encore renforcé le 20 mai 2021.

La réaction législative européenne a donc été précoce et efficace de la part des institutions de l’Union européenne qui ont été précurseurs en la matière, bien avant le droit français qui n’a réagi qu’après plusieurs scandales.

Au regard des faits, peut-on parler de lobbying ? Quelle différence avec un acte de corruption ?

Pour l’affaire du Qatargate, les faits de versement d’argent contre un soutien du Qatar dans les politiques européennes ne sont pas susceptibles d’être qualifiés de lobbying mais plutôt d’activités passibles du délit de corruption.

En effet, l’incrimination d’« appartenance à une organisation criminelle, blanchiment d’argent et corruption » retenue par le parquet fédéral belge peut aisément être rapprochée de la corruption passive en droit français qui consiste pour un acteur public d’accepter un avantage pour soi ou pour un tiers, en échange d’un acte favorable ou d’une abstention entrant dans le cadre de ses fonctions.

Pareils types de comportements sont régis et réprimés par le Code de conduite des députés au Parlement européen en matière d’intérêts financiers et de conflits d’intérêt. Ainsi, dans l’exercice de leur mandat, les députés « ne sollicitent, ni n’acceptent ou ne reçoivent aucun avantage financier direct ou indirect, ou toute autre gratification, contre l’exercice d’une influence ou un vote concernant la législation, les propositions de résolution, les déclarations écrites ou les questions déposées auprès du Parlement ou de l’une de ses commissions, et veillent scrupuleusement à éviter toute situation susceptible de s’apparenter à de la corruption ».

Au final, l’action qui consiste à verser de l’argent pour influencer le discours d’un député n’est pas un acte de lobbying (bien qu’il s’agisse d’une influence sur une décision publique) mais un acte de corruption (puisqu’il s’agit d’un versement d’argent sans contrepartie).

Comment le lobbying est-il encadré par les institutions européennes ? A quelle(s) obligation(s) les lobbyistes sont-ils soumis ?

A l’inverse de la Constitution française, les traités fondateurs européens consacrent le dialogue avec les groupes de pression, démontrant ainsi l’importance de cette question pour les institutions européennes et leur légitimité. D’après l’article 11 du Traité de l’Union européenne, les institutions sont tenues de « donner aux citoyens et aux associations représentatives la possibilité de faire connaître et d’échanger publiquement leurs opinions dans tous les domaines d’action de l’Union ».

Au quotidien, le lobbying est encadré par l’accord inter-institutionnel et, pour le cas du Parlement européen, par le Code de conduite.

L’essentiel de l’encadrement du lobbying repose sur le mécanisme du Registre. Cette base de données répertorie les organisations qui cherchent à influencer le processus législatif et de mise en œuvre des politiques européennes. Le registre européen compte plus de 12 000 entités inscrites. En s’inscrivant volontairement – rien n’est obligatoire – au registre de transparence, les lobbyistes acceptent de se conformer à une éthique commune.

Pour ce qui concerne la Commission, les activités d’influence sont encadrées par un mécanisme interne supplémentaire, les déclarations qui consistent pour les membres des institutions à rendre public chaque rendez-vous pris avec des entreprises ou tiers susceptible de les influencer. Il est donc aisé de vérifier si la rencontre prévue se fait avec un organisme qui est officiellement enregistré, de connaître l’origine du lobby, ses financements, etc.

Pour le Parlement européen, le Code de bonne conduite contient différentes règles (transparence financière, régulation des conflits d’intérêts, probité, etc.) mais des carences dans la législation et la pratique subsistent. Ainsi la pratique conduit les parlementaires à publier, à l’instar des membres de la Commission européenne, les rencontres avec les lobbyistes mais seulement pour les présidents des Commissions et les députés en charge de rapports législatifs. Les eurodéputés ne sont donc pas tenus de déclarer leurs réunions et des rencontres informelles peuvent avoir lieu sans être déclarées. De plus, les membres du parlement ne doivent publier les rencontres qu’une semaine après le vote en plénière.

Plusieurs avancées pourraient donc être proposées comme le fait d’assurer obligatoirement la publicité de toutes les rencontres entre députés et lobbyistes mais également une meilleure réglementation des allers-retours des parlementaires européens dans le privé à travers le pantouflage et les activités annexes.

La création d’une Haute Autorité pour la transparence de la vie publique européenne, réclamée par plusieurs eurodéputés sur le fondement du modèle français, pourrait-elle permettre de limiter ce type de scandale ?

Le Code de bonne conduite du Parlement européen promeut certaines règles qu’il place sous le contrôle d’un « Comité consultatif sur la conduite des députés » (art. 7 du Code). Néanmoins, ce Comité est composé de membres du Parlement. C’est pourquoi plusieurs voix s’élèvent pour proposer la création d’un organe indépendant chargé de l’application du Code de conduite et de l’accord inter-institutionnel et qui soit dépourvu de lien avec les groupes politiques. A l’heure actuelle, le Comité consultatif peut seulement engager avec le Président du Parlement des discussions à propos de mesures disciplinaires (art. 8 du Code) ce qui ne va pas au-delà du droit parlementaire et se révèle insatisfaisant à régler des problèmes déontologiques profonds.

En France, un tel mandat a été donné à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique qui est chargée de la sanction des lois de déontologie.

Semblables autorités administratives indépendantes ne sont pas répandues dans le droit de l’Union européenne et la Cour des comptes européenne (qui a le contrôle sur le budget de l’Union européenne) n’a pas de mandat pour contrôler pareille activité des députés.

Néanmoins, même si les chefs de compétences de l’autorité européenne étaient larges, la réponse apportée par cette institution ne concernerait que les activités de lobbying et le contrôle de l’éthique européenne. Or, il faut rappeler que les faits de l’espèce du Qatargate relèvent du droit pénal et de la corruption, ce qui est différent.

A cet égard, il ne peut exister de Code pénal européen ni d’institutions judiciaires répressives de l’Union européenne qui n’est pas un État souverain et c’est pourquoi la répression de ces délits dépend, pour cette affaire, du lieu où cette corruption a été découverte, soit la Belgique. Le renforcement des règles nationales concernant la sanction de la corruption des élus ne semble pas nécessaire puisque cette législation est déjà efficace.

Quant à savoir ce qui peut empêcher ce type de comportement, la question est historique puisque l’ensemble des lois prises pour lutter contre la corruption (cf. en France, la loi sur le financement des partis politiques de 1988 jusqu’à la loi de 2017 de moralisation de la vie publique) n’ont pas suffi à endiguer le phénomène qui relève de l’éthique personnelle et de la probité.

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