Par Pierre-François Laval – Professeur à l’Université Jean Moulin – Lyon III
A la suite des référendums menés au sein des régions de Donetsk et Lougansk ainsi que des régions de Zaporijjia et Kherson (représentant 20% du territoire ukrainien), V. Poutine a immédiatement réagi et annoncé vouloir respecter « le choix clair » du peuple exprimé lors de ces référendums. Il poursuit même : « Nous allons former quatre nouvelles régions de la fédérations de Russie puisque c’est la volonté de millions de personnes » et ajoute « C’est un droit des personnes fondé sur un article de l’ONU, celui des peuples à disposer d’eux-mêmes ». En réponse, les 27 membres de l’Union européenne ont quant à eux prévenu dans une déclaration commune : « Nous ne reconnaîtrons jamais cette annexion illégale« . Au-delà de ces postures clairement énoncées, la question de la situation juridique crée par ces référendums se pose.

Juridiquement, la signature d’un traité d’annexion post-référendum suffit-il pour rattacher ces quatre provinces à la Russie ?

Au vu de la situation ukrainienne, et telle qu’elle se trouve posée, la question interpelle, à plusieurs égards. Dans le vocabulaire du droit international, l’annexion est définie comme l’opération effectuée, ou non, en vertu d’un traité, par laquelle la totalité ou une partie d’un territoire d’un État passe sous la souveraineté d’un autre État. Ce qu’on appelle « annexion » relève ainsi de deux situations différentes : celle consentie par l’Etat, dont est en cause toute ou partie du territoire – on parlerait alors de cession –, et celle qui lui serait imposée par la force, en méconnaissance des principes issus de la Charte des Nations unies.

Nul n’ignore, à ce propos, que les guerres de conquête sont en parfaite contrariété avec le droit international, et que l’agression actuellement menée par la Fédération de Russie transgresse des normes comptant parmi les plus fondamentales dont s’est dotée la communauté internationale (voir tout dernièrement, et en ce sens, la déclaration du Secrétaire général des Nations unies, A. Guterres, le 29 septembre 2022 ; voir déjà, au sujet de l’annexion de la Crimée en 2014, résolution A/RES/68/262 du 27 mars 2014, ou encore de l’agression de février dernier)

Certains objecteront, avec raison, que le problème d’une souveraineté acquise à l’égard d’un territoire, et donc de son « rattachement » à l’Etat, demeure moins juridique que factuel. Dans le cas d’un conflit entre deux Etats, c’est bien la défaite militaire qui marque le transfert de souveraineté, de l’Etat vaincu à l’Etat victorieux. Ce vieux principe, affirmé par la Cour permanente de Justice internationale au début du XXème siècle, n’a pas perdu toute sa pertinence. Appliqué à la situation ukrainienne, il ne saurait toutefois justifier les prétentions russes, et ceci est particulièrement vrai des régions de Lougansk et Kherson où les combats font actuellement rage, et dont il serait factuellement erroné d’affirmer que les autorités russes y disposent d’une maîtrise effective et totale.

Par ailleurs, la préoccupation, elle aussi ancienne, de mettre, avec le droit international, la guerre « hors la loi » a conduit non seulement à interdire le recours à la force, mais également imposer à tous les Etats tiers de ne pas reconnaître les fruits d’une telle illégalité – comme il en irait, à vrai dire, de toute situation créée par une violation grave du droit international –, ni ne prêter aide ou assistance au maintien de ces situations. L’on trouve ici une simple application du principe ex injuria jus non oritur (un droit ne peut naitre d’un fait illicite), qui suffit à disqualifier juridiquement les effets desdits « traités d’annexion ».

L’on pourrait en dire bien davantage, s’il était nécessaire, des doutes entourant l’expression populaire ici sondée, et sa sincérité, dans un contexte de contrainte – celui de l’occupation partielle des territoires concernés. On ne saurait en revanche trop longtemps s’interroger sur le pourquoi de ces textes, conclus à la hâte et prétendument fondés sur les fameux référendums d’autodétermination. De toute évidence, la Fédération de Russie mène une politique du fait accompli, cherchant à consolider ses prétentions par un recours, au moins douteux dans ses modalités, à la volonté des populations des régions ukrainiennes concernées. Quitte à manier l’artifice. Car en effet, l’autre principal tour de passe-passe, qui serait presque savoureux si la situation n’était pas dramatique, aura consisté à évoquer la « conclusion » de quatre « traités » d’autodétermination, et donc autant de rencontres de volontés et de solutions mutuellement agréées, alors qu’était bien sûr seule en cause, dans cette affaire, la volonté du Kremlin. Rien de bien surprenant, cependant : ce même scénario avait déjà été servi en février dernier, au sujet des Républiques populaires de Lougansk et Donetsk, afin de justifier l’agression de l’Ukraine.

Quelle importance ici accorder aux référendums d’autodétermination ?

Les consultations populaires organisées en vue de justifier le rattachement des quatre régions ukrainiennes à la Fédération de Russie ne sont pas les premières du genre. On pense naturellement aux évènements de Crimée de 2014, dont beaucoup aujourd’hui s’accordent à dire qu’ils préfiguraient la stratégie actuellement menée en Ukraine continentale. A l’époque, l’Assemblée générale des Nations unies avait rappelé que « le référendum organisé dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16 mars 2014, n’ayant aucune validité, ne saurait servir de fondement à une quelconque modification du statut de la République autonome de Crimée ou de la ville de Sébastopol » (résolution 68/262).

La même conclusion doit fort logiquement s’imposer en 2022, au sujet des quatre nouvelles régions. Elle n’a pu être prononcée par le Conseil de sécurité ces tout derniers jours. Le véto russe – accompagné de quatre abstentions : Brésil, Chine, Gabon et Inde – opposé au projet d’une résolution, d’initiative américaine et ukrainienne, appelant à ne pas reconnaître la déclaration d’annexion russe et à enjoindre le retrait immédiat et complet de toutes les forces militaires russes du territoire ukrainien, a eu pour conséquence de saisir l’Assemblée générale de la question, en application de la résolution du 26 avril 2022 (Mandat permanent permettant à l’Assemblée générale de tenir un débat en cas de recours au droit de veto au Conseil de sécurité).

Il est relativement aisé d’anticiper la position qui y sera majoritairement défendue, c’est-à-dire celle consistant à raisonner une nouvelle fois dans les limites qu’imposent le principe de non-intervention dans l’organisation constitutionnelle d’un autre Etat, et celui d’interdiction du recours à la force. Si le droit international ne contient, en l’état actuel, aucune règle interdisant en tant que telles les déclarations unilatérales d’indépendance (cf ici), ces dernières ne sauraient produire d’effets internationaux si elles ont pour contexte, ou origine, un recours illicite à la force ou d’autres violations graves de normes de droit international général (illustration ici).

Le soutien populaire éventuellement – et même très hypothétiquement, dans notre cas – accordé à ce type d’initiatives serait lui-même dépourvu de toute influence. Et l’argument du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » invoqué par M. Poutine en vue de justifier une atteinte à l’intégrité territoriale d’un Etat ne fait guère sens ici, puisque, telle que protégée par le droit international, l’intégrité du territoire intéresse les seules relations entre Etats, alors que l’enjeu d’un référendum d’indépendance relève exclusivement de la sphère interne et des relations entre une autorité politique et son peuple. Il est, pour ces mêmes raisons, inutile de disserter sur la régularité interne du référendum et la récente décision de la Cour constitutionnelle de Russie, du 2 octobre dernier, constatant la conformité desdites consultations populaires à la Constitution nationale, ne change rien à l’affaire.

Quel impact peuvent avoir les déclarations occidentales, et notamment celles de l’UE ?

Les déclarations occidentales et européennes ne sont qu’un nouveau développement de la rhétorique employée contre l’œuvre destructrice de Vladimir Poutine. Avant même de s’interroger sur ses possibles effets, on relèvera que cette guerre a bien montré, surtout depuis l’agression de février dernier, que le droit international est très largement mobilisé par les belligérants, en vue de fonder leurs positions et contester les comportements adverses. Chaque camp n’aura pas hésité à étirer, quitte à les tordre, les concepts juridiques afin de leur faire épouser leur cause. La rhétorique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a ainsi accompagné celle du génocide, non sans questionner, dans les deux cas de figure, leur rapport au réel.

Très proche des éléments de langage utilisés par la diplomatie américaine, qui évoquait l’imposture de « référendums » aux résultats prédéterminés à Moscou, et « conduits sous la menace des armes russes », la dernière déclaration en date du Haut représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui fustige à son tour des « simulacres de ‘référendums’ illégaux organisés dans certaines parties des régions ukrainiennes (…) actuellement et partiellement occupées par la Russie », aura servi de fondement à une nouvelle salve de sanctions. Gels d’avoirs, et surtout nouvelles restrictions commerciales imposées à Moscou, notamment dans le secteur de l’acier, n’auront d’ailleurs pas manqué de provoquer la crainte de certains Etats européens, comme la Belgique, quant aux retombées sur les propres économies. A un autre niveau, le débat entourant les « sanctions russes » a toujours mis en cause leur insuccès, d’un strict point de vue militaire, puisque n’ayant jamais conduit depuis huit ans, Vladimir Poutine à renoncer à la Crimée, ni même à le dissuader d’attaquer, bien plus violemment encore, le régime de Kiev, son territoire et désormais sa population.

Si l’on réduit la question à sa dimension politique, l’on assiste à une nouvelle partie du bras de fer engagé entre deux camps, et les perspectives de ce durcissement ne sont naturellement pas de bon augure. Juridiquement, en revanche, réagir à la violation du droit international se présente toujours comme une sage précaution, dans un système où le silence gardé par l’un peut valoir acceptation des prétentions de l’autre. Ici, toutefois, comme on l’a précédemment rappelé, la nature et la gravité des faits obligent tous les Etats du monde à ne pas attribuer d’effets de droit aux initiatives du Kremlin. Un Etat tiers qui reconnaîtrait Zaporija ou Kherson comme russe violerait tout bonnement le droit international.

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