Par Yvonne Muller-Lagarde – Maître de conférences HDR en droit privé à l’Université Paris Nanterre
Déposée à l’Assemblée nationale le 18 octobre 2022, la proposition de loi n° 346 visant à la création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales, portée par le député LR Aurélien Pradié, a été votée, de justesse, le 1er décembre 2022 peu avant minuit (23h59) avec 41 voix pour et 40 contre. Réclamée par de nombreuses associations, elle marque, selon le député, une avancée dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Rappelons, parce que cela en donne la tonalité, que le texte a été présenté – d’aucuns diront « glissé » – dans le cadre d’une « niche parlementaire », c’est-à-dire durant la seule journée dans le mois au cours de laquelle un groupe d’opposition de l’assemblée a le choix de l’ordre du jour, au lieu et place du gouvernement habituellement. Rappelant le carrosse devenu citrouille, le temps de la niche parlementaire s’arrête à minuit. Passée cette heure, la proposition de loi ne peut plus être votée. De là une première bataille sur la procédure utilisée et qu’il ne faut pas minimiser tant la forme et le fond sont ici étroitement enlacés : coup d’esbrouffe politique pour les uns, le vote de la loi est une victoire pour les femmes et enfants victimes de violence, pour d’autres. Selon Aurélien Pradié, opposer que, sur le sujet des juridictions spécialisées, la réflexion doit mûrir, c’est, s’agace-t-il, « balayer du revers de la main » l’exemple des dispositifs étrangers qui fonctionnent et qu’il suffit d’adapter.

Que prévoit concrètement la proposition de loi portant création d’une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales ? Qu’est-ce qu’une juridiction spécialisée ?

Concrètement, s’inspirant du dispositif espagnol la proposition de loi prévoit la création d’un « Tribunal des violences intrafamiliales » (il en existe à ce jour 106 en Espagne), juridiction dite « spécialisée », par opposition aux juridictions de droit commun, parce qu’elle n’est compétente que pour certains délits spécifiques strictement définis par la loi : les délits d’atteinte à l’intégrité de la personne dans le cadre familial, c’est-à-dire sur le conjoint, partenaire ou concubin (ou ancien conjoint, partenaire ou concubin ), mais aussi sur le père ou la mère, ou encore sur l’enfant du couple ou de l’un des membres du couple. La juridiction agira sur une double compétence en matière civile (action de protection judiciaire à l’égard des victimes) et pénale (pour juger les délits) et connaîtra également de l’application des peines. Composée de magistrats dûment formés et dotés au fil du temps d’une solide expérience, la juridiction pourra être saisie plus facilement et devrait permettre d’apporter des réponses plus rapides et plus fiables aux violences délictuelles intra familiales.

Quelle est la position du gouvernement sur ce sujet ?

Du côté du gouvernement, mobilisant à son tour la métaphore du geste de la main, le ministre de la Justice Éric Dupont-Moretti dénonce un texte qui « balaye du revers de la main » tout ce qui a été instauré par les acteurs de terrain  et qui fait table rase de tous les efforts jusque-là déployés par les magistrats pour lutter contre les violences infra familiales (Rappelons notamment que la Direction des services judiciaires a modélisé, dans un Guide pour le traitement juridictionnel des violences conjugales (février 2020), des circuits de traitement court au sein des juridictions. Appelés « filières d’urgence », ces circuits, qui permettent une prise en charge urgente des situations de violences conjugales, ont été mis en place par plus de 120 juridictions, chacune s’adaptant en fonction de sa taille). Enfin la Première ministre a annoncé le 2 septembre 2022, le lancement au début de l’année 2023 et à titre expérimental d’un nouveau dispositif dit « pack nouveau départ ». Destiné à faciliter le départ du domicile des femmes victimes de violences conjugales, il comporte des mesures non judiciaires et repose sur la mobilisation des aides sociales, l’accès à la formation, l’aide au retour à l’emploi, l’hébergement d’urgence et le soutien psychologique.

Surtout, la Première ministre a mis en place par décret du 28 septembre 2022, une Mission parlementaire sur le traitement judiciaire des violences intrafamiliales, pilotée par la députée (Renaissance) Émilie Chandler et la sénatrice (UDI) Dominique Vérien, et qui doit « examiner les moyens permettant d’améliorer le traitement de ce contentieux spécifique, en prenant en compte l’ensemble des dimensions civiles et pénales du parcours judiciaire des victimes et des auteurs » (Lettre datée du 28 septembre 2022). Adoptant une approche globale, Émilie Chandler et Dominique Vérien ont, à ce jour, procédé à environ 90 auditions couvrant acteurs de terrain, magistrats, universitaires etc… La mission doit rendre un rapport d’étape en janvier 2023, puis son rapport en mars 2023 pour une mise en œuvre des mesures souhaitée pour l’été 2023. Il évaluera l’ensemble des dispositifs judiciaires répartis autour de trois axes : la formation de tous les acteurs professionnels, la coordination avec les partenaires extérieurs aux juridictions et l’organisation judiciaire. La ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, Isabelle Rome a, en outre, annoncé l’organisation d’un groupe de contact de deux semaines, à l’issue de la mission parlementaire, pour associer les différents groupes politiques.

Tout en reconnaissant que la proposition de loi a le mérite de mettre sur la table un sujet qui doit être traité avec sérieux, la ministre, lors des débats parlementaires a annoncé être « en l’état (…) défavorable » à la proposition de loi. Si Aurélien Pradié l’accuse alors de faire « une pirouette » rappelant qu’elle était favorable à ce dispositif il y a quelques mois, la ministre souligne que le sujet exige un important travail de fond et de co-construction avec l’ensemble des professionnels et des acteurs de la société civile, dont les associations.

Que faut-il retenir de cette proposition de loi ?

De l’avis de tous, y compris d’Aurélien Pradié, la proposition de loi est, à ce stade, une « base de travail » et doit être affinée. En effet, afin de permettre le vote de la loi avant l’heure fatidique de minuit, les députés d’opposition ont retiré tous leurs amendements laissant un texte imparfait.

La proposition de loi soulève ainsi de nombreuses questions, telles que celles relatives aux moyens financiers qui pourront être mis à disposition pour l’application des nouvelles dispositions, et au champ de compétence des nouvelles juridictions. La loi organique espagnole, prise pour référence, vise expressément les « violences de genre », seules les femmes victimes étant visées. Le législateur français a, de son côté, toujours pris soin, même s’il vise la violence « faite aux femmes », d’élaborer des textes applicables à toutes les victimes qu’elles soient femmes (principalement) ou hommes, mais aussi du coup pouvant englober les violences intrafamiliales dans un couple homosexuel.

Se pose également la question de la proximité. La proposition de loi prévoit « au moins un tribunal des violences intrafamiliales dans le ressort de chaque cour d’appel » au risque pour les victimes de se retrouver éloignées de leur juge, voire de renoncer à leurs droits faute de pouvoir matériellement se rendre devant le tribunal. Afin de rétablir la proximité nécessaire à ce type de contentieux, un amendement, rejeté, proposait la création de cette juridiction dans le « ressort de chaque tribunal judiciaire », tandis qu’un amendement identique était retiré.

De même, la date de l’entrée en vigueur de la proposition de loi interroge ; un amendement (présenté par Aurélien Pradié) rejeté, proposait une entrée en vigueur de la loi au 1er janvier 2024 laissant le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti et la ministre déléguée Isabelle Rome, perplexes : « De quelle urgence s’agit-il alors ? ». Le report, justifié par le souci « de faciliter sa mise en œuvre », signifie que la loi entrerait en vigueur après la remise du rapport de la Mission parlementaire sur le traitement judiciaire des violences intrafamiliales, lequel ne manquera pas de remettre à plat une grande partie des dispositions discutées.

Enfin, et pour couper court à toutes incertitudes nées des textes et débats, il convient de rappeler que le principe d’indépendance et d’impartialité des fonctions juridictionnelles (que le Conseil constitutionnel fait découler de la garantie des droits proclamée par l’article 16 de la Déclaration de 1789) interdit un cumul des fonctions d’instruction et de jugement.

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