En février dernier, lors de son discours au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Emmanuel Macron avait évoqué quelques contours d’une proposition de loi destinée à combattre les contenus haineux en ligne, dans un contexte de hausse des actes antisémites.
La députée LaREM, Laetitia Avia, a ainsi présenté, le lundi 11 mars, une proposition de loi destinée à combattre les contenus haineux en ligne. Ce texte s’appuie sur un rapport de la députée remis au gouvernement en septembre dernier.

Décryptage par Marc Touillier, maître de conférences à l’Université de Nanterre.

« La nouveauté de la mesure proposée serait donc d’introduire un véritable devoir d’agir, en amont des autorités publiques, à la charge des « grandes » plateformes sociales afin de les responsabiliser davantage »

Comment sont punis actuellement les contenus haineux sur internet ?

La proposition de loi diffusée depuis quelques jours par certains médias entend se saisir des dérives recensées ces dernières semaines (affaire de la « ligue du LOL », actes et propos antisémites recensés lors de manifestations publiques, dans des lieux symboliques ou sur Internet) pour brandir à nouveau l’arme pénale et différents moyens propres à intensifier la lutte contre les contenus haineux véhiculés sur Internet. Cette proposition fait suite au rapport remis fin 2018 au Premier ministre par Laëtitia Avia, députée LREM (ci-après désigné « rapport Avia »). Elle n’est toutefois la première à exploiter ce Rapport comme en témoigne la proposition d’Eric Ciotti déposée à l’Assemblée nationale  le 6 mars 2019 visant à lutter contre les injures commises notamment en raison de l’appartenance à une religion.

Rappelons que la loi de 1881 sur la liberté de la presse (laquelle ne se limite ni aux médias, ni aux propos relatés dans la presse disponible en « kiosque») réprime, en ses articles 24 et 29, non seulement l’injure mais aussi la provocation à la commission d’infractions graves telles que les violences. Ces dernières années, elle a été modifiée à plusieurs reprises afin d’aggraver les peines encourues et d’allonger le délai de prescription de l’action publique à l’encontre de ceux qui propagent des discours ou de « simples » messages d’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination à l’encontre de victimes ciblées en raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (la provocation est alors passible d’un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende (Article 24, alinéa 8 de la loi de 1881), tandis que l’injure aggravée par de telles circonstances est punie de six mois d’emprisonnement et de 22 500 euros d’amende (article 33 de la loi de 1881).

Si de telles peines menacent tout un chacun pour les propos qu’il tient publiquement sur Internet comme ailleurs, encore faut-il parvenir à appréhender les auteurs de propos haineux qui prennent souvent soin de « s’abriter » derrière un pseudonyme et comptent sur le caractère plus ou moins éphémère de la réaction provoquée sur les réseaux sociaux pour échapper aux poursuites. La loi garantit en effet, par principe, l’anonymisation des données de trafic (article L. 34-1, II, du Code des postes et des communications électroniques).

Mais de ce point de vue aussi, il faut rappeler que, depuis 2004, la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) prévoit en son article 6-I-7, que si les opérateurs de télécommunications et les prestataires d’accès à internet (Fournisseurs d’accès internet et hébergeurs de contenu sur les réseaux de communications électroniques, tels que les plateformes sociales comme Facebook ou Twitter) ne sont pas soumis à une obligation générale de surveillance et de « traque » des informations qu’ils transmettent ou stockent, y compris lorsque ces informations sont de nature à révéler des activités illicites, des obligations spéciales pèsent sur eux en matière de lutte contre la diffusion sur le web des contenus haineux. Le texte susvisé impose en effet, « compte tenu de l’intérêt général attaché à la répression de l’apologie des crimes contre l’humanité, de l’incitation à la haine raciale ainsi que de la pornographie enfantine », aux opérateurs et prestataires de télécommunications non seulement de mettre en place un dispositif de signalement facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données, mais aussi d’informer promptement les autorités publiques de toutes activités illicites qui leur seraient signalées et qu’exerceraient les destinataires de leurs services. Une fois informée, l’autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête à ces prestataires ou, à défaut, aux opérateurs, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne (tel qu’un blocage de site internet- article 50-1 de la loi de 1881– ou le déréférencement d’un contenu sur un moteur de recherche). Les opérateurs et prestataires peuvent également être requis de communiquer les données de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l’un des contenus des services qu’ils proposent.

De telles obligations ne sont pas symboliques puisque l’article 6 de la LCEN prévoit, in fine, que tout manquement expose l’opérateur ou la plateforme concernée à une peine d’un an d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende (cette amende pouvant être portée au quintuple à l’encontre des personnes morales).

Quels seraient les apports de cette proposition de loi contre la haine sur internet ?

À la lumière des dispositions légales existantes, on peut d’emblée considérer que la porte ouvrant vers de nouvelles mesures est quelque peu étroite. Aussi, le risque serait d’introduire des dispositions peu innovantes ou au contraire, dangereuses pour nos libertés publiques.

De ce point de vue, l’ambition principale de la proposition serait de simplifier, et accélérer la suppression des contenus « manifestement illicites », car injurieux, antisémites ou racistes, qui circulent sur Internet en imposant aux opérateurs de plateformes à fort trafic (i.e les « GAFA » des réseaux sociaux) de retirer d’office de tels contenus dans les 24 heures de leur dénonciation, sous peine de se voir infliger des sanctions pécuniaires particulièrement lourdes. La nouveauté de la mesure proposée serait donc d’introduire un véritable devoir d’agir, en amont des autorités publiques, à la charge des « grandes » plateformes sociales afin de les responsabiliser davantage à une époque où l’on déplore le manque de diligences de certains acteurs qui disposent pourtant de moyens financiers importants (par rapport à l’autorité judiciaire notamment).

On retrouverait également d’autres mesures, plus ou moins inédites, telles que l’extension en faveur de l’autorité administrative du pouvoir d’ordonner le blocage ou le déréférencement de sites internet illicites ou encore l’uniformisation des procédures de signalement.

La proposition de loi semble se concentre surtout sur les plateformes sociales (comme Facebook). Concrètement, comment va-t-on responsabiliser les plateformes sociales sur le plan juridique ? Que risquent-elles ?

À s’en tenir à la principale mesure issue du rapport, on peut adhérer au principe même de la démarche « responsabilisante » privilégiée par ses auteurs, compte tenu de la responsabilité technique et morale qui pèse sur les « grandes » plateformes sociales, sans pour autant être convaincu de sa pertinence et de son efficacité. Outre le fait qu’elle ouvrirait la voie à une approche distributive des obligations faites aux acteurs d’Internet, cette mesure impliquerait des moyens matériels et humains dont les « GAFA » (Géants du Web) des réseaux sociaux disposent certes plus que les autres acteurs, mais qui ne préjugeront guère de leur capacité à discerner les « bons » et « mauvais » contenus au regard de la liberté d’expression. Sont-ils les mieux placés pour exercer la mission qui leur serait ainsi assignée a priori, c’est-à-dire cette traque des contenus haineux et leur retrait d’office, alors que l’on sait déjà combien le contenu d’un message ou d’un discours public peut être source de difficultés pour le juge chargé d’en assurer la répression a posteriori ? On peut légitiment douter de leur capacité et, plus encore, de leur légitimité à opérer un tel tri des contenus « blancs », « gris » ou « noirs » sans prendre le risque de les autoriser à exercer une forme de censure contraire au principe même de la liberté d’expression.

À cette critique sur le bien-fondé de la démarche « responsabilisante » voulue par la proposition de loi s’en ajoute une autre, concernant la sanction envisagée à l’encontre des plateformes qui se montreraient peu diligentes. On a pu lire à ce sujet qu’elles s’exposeraient, selon les cas, à une amende pénale ou administrative pouvant atteindre 4 % de leur chiffre d’affaires. Une double mise en garde nous parait devoir être formulée ici. La première tient au renversement de perspective qu’induirait l’extension de sanctions envers les opérateurs de plateformes à fort trafic par rapport à la responsabilité « allégée » dont ils bénéficiaient jusqu’à présent en vertu de l’article 6-I-3 de la LCEN. Ne s’expose-t-on pas à ce que, sous la pression de ces sanctions incitatives, ils se retrouvent pris entre « le marteau et l’enclume », car sommés de s’ériger en censeurs zélés et d’asservir la liberté d’expression plutôt que de la servir ? Quant au quantum des sanctions envisagées, attention, en second lieu, à ne pas s’affranchir du principe de proportionnalité, tant au regard du plafond envisagé que de la manière dont l’amende pourrait être calculée, car l’indexation de celle-ci sur le chiffre d’affaires ne saurait être admise qu’à la condition d’être justifiée par un lien entre l’infraction concernée et le chiffre d’affaires retiré.

Pour aller plus loin :

– Rapport Avia de 2018 : http://www.assemblee-nationale.fr/15/rapports/r1498.asp

– Proposition de loi visant à lutter contre les injures commises notamment en raison de l’appartenance à une religion déposée par Éric Ciotti : http://www.assemblee-nationale.fr/15/propositions/pion1745.asp 

– Dernier numéro des Archives de Politique criminelle (not. les contributions de P. Beauvais, L. Saenko et A. Philippe) : https://www.lgdj.fr/archives-de-politique-criminelle-2018-9782233008909.html

Par Marc Touillier