Par Régis Bismuth, Professeur de droit à l’École de droit de Sciences Po, expert du Club des juristes

Le 29 janvier 2021, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture et à une large majorité la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale. Ce texte, dorénavant entre les mains du Sénat, témoigne de l’espace politique croissant occupé par la question animale. Il comprend certaines évolutions intéressantes mais néanmoins encore frileuses. Celles-ci méritent d’être appréhendées dans un cadre plus large, tant à l’échelon national qu’européen.

Quel est le contexte général de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale ?

Cette proposition de loi ne constitue pas un événement isolé mais s’inscrit dans un mouvement qui, depuis quelques années, révèle la place croissante qu’occupe la question animale dans l’espace politique. La première initiative importante est sans doute la loi du 16 février 2015 qui reconnaît dans le Code civil les animaux en tant « (qu)’êtres vivants doués de sensibilité » tout en continuant de les soumettre au régime des biens (article 515-14). Le caractère sensible des animaux avait déjà été reconnu dans le Code rural en 1976 pour les animaux de rente et dans les traités européens (article 13 TFUE) qui imposent la prise en compte du bien-être animal dans les politiques publiques de l’Union.

La loi EGALIM du 30 octobre 2018 a aussi été l’occasion de multiples propositions sur la question du bien-être des animaux d’élevage, pour finalement accoucher d’avancées très timides et largement critiquées (élargissement du droit d’action des associations, délit de maltraitance étendu au transport et aux abattoirs, caméras et référent bien-être animal dans les abattoirs, sanctions pénales aggravées). Cette loi dénote une logique essentiellement répressive de la protection animale s’avérant peu efficace en pratique car dédouanant les industriels de leur responsabilité et insuffisante pour faire cesser le flot de scandales de maltraitance révélés depuis par des associations comme L214.

Plus récemment, une proposition de référendum d’initiative partagée (RIP) sur le bien-être animal a été lancée en juillet 2020 afin de supporter toute une série de mesures (interdiction de l’élevage en cage, des élevages à fourrure, des spectacles avec animaux sauvages et de certaines méthodes de chasse, sortie progressive de l’élevage intensif et stricte limitation de l’expérimentation animale). Elle a obtenu jusqu’à présent le soutien de près de 150 parlementaires, soit un nombre encore inférieur au seuil de 185 parlementaires (1/5e des membres du Parlement) devant être atteint afin de déclencher la première étape de la procédure.

Quelles principales évolutions cette proposition de loi ambitionne-t-elle de concrétiser ?

La proposition de loi du 29 janvier 2021 reprend seulement partiellement certaines des mesures de la proposition de RIP. La question du bien-être des animaux d’élevage a été largement ignorée alors que la proposition de loi aurait pu être l’occasion d’anticiper les évolutions à venir en matière de transport et abattage des animaux pour la mise en œuvre du Pacte vert de la Commission européenne.

La proposition de loi marque néanmoins quelques avancées significatives. Elle prévoit ainsi l’interdiction à un horizon de cinq ans de l’exploitation des animaux sauvages au sein des cirques itinérants (dont les tournées sont déjà affectées par des mesures similaires prises par plusieurs municipalités), l’interdiction de l’exhibition des animaux sauvages d’ici à deux ans dans le cadre de certaines activités (discothèques, émissions de télévision), ainsi que l’interdiction à terme de la détention de cétacés dans les delphinariums et leur reproduction. Elle proscrit également à terme les élevages de visons d’Amérique pour la production de fourrure.

Outre des sanctions et peines plus sévères pour des actes de cruauté envers les animaux, la proposition de loi renforce également l’encadrement des achats et des conditions de détention des animaux de compagnie par une responsabilisation des acquéreurs, notamment : fin à terme des animaleries, établissement d’une liste d’espèces de « nouveaux animaux de compagnie » ne pouvant être détenues par les particuliers, interdiction de principe de la vente aux mineurs, restriction de la vente sur internet et signature par les acquéreurs d’un certificat d’engagement et des connaissances des besoins spécifiques de l’espèce (connaissances dont devront attester les propriétaires d’équidés) – mesure davantage bureaucratique qui n’a pas fait ses preuves dans les pays où elle est en place.

La proposition de loi marque des évolutions de deux ordres. Il s’agit en premier lieu, dans une logique dite « welfariste » en éthique animale, d’interdire l’utilisation des animaux sauvages pour des activités récréationnelles ou produits non essentiels (vêtements de luxe). Il est question en second lieu de s’assurer que l’exercice du droit de propriété sur les animaux tient compte de leur caractère d’« êtres vivants doués de sensibilité », venant ainsi substantialiser la protection que l’article 515-14 du Code civil n’offrait à lui seul (« Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens »).

Cette proposition de loi véhicule-t-elle une approche cohérente de la protection des animaux en droit français ?

La réponse est malheureusement négative. Les progrès réalisés dans cette proposition comme dans les précédentes initiatives sont bien davantage le résultat d’un rapport de force entre différents acteurs et intérêts en présence qu’un authentique consensus sur une protection harmonieuse des animaux en droit français. Cela se manifeste aussi bien dans ce que prévoit cette proposition que dans ce qu’elle n’a pas pu couvrir.

La proposition de loi interdit ainsi l’exploitation sauvage dans les cirques itinérants et pas dans les cirques fixes. On comprend assez mal sur le fond cette différence de traitement – à moins de montrer, ce qui semble délicat, que les conditions de vie des animaux sauvages dans les seconds sont nécessairement meilleures que dans les premiers. On la comprend d’autant plus difficilement que le préambule de la proposition de loi justifie cette interdiction par la réprobation croissante par l’opinion publique de l’utilisation des animaux sauvages dans les cirques, qu’ils soient itinérants ou non. Il y a sans doute là une fragilité juridique susceptible d’être soulevée dans la perspective d’une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel.

La proposition de loi se distingue aussi par les pratiques de maltraitance animale qu’elle ne couvre pas et bénéficiant d’une protection au nom de la tradition, en particulier la corrida, certaines pratiques de chasse cruelles (à courre, à la glu – d’ailleurs dans le viseur de la Commission européenne –, vénerie sous terre). De nombreux amendements avaient pourtant été déposés en ce sens mais ils se sont heurtés à de puissantes oppositions qui risquent d’ailleurs de se manifester à une autre échelle dans la configuration politique du Sénat. Mais compte tenu des évolutions que la proposition de loi véhicule et qui sont justifiées par les attentes de l’opinion publique, il est également délicat de justifier le maintien de certaines pratiques, en particulier celles récréationnelles, qui suscitent encore davantage la réprobation de la population, à l’instar de la corrida dont plus de trois-quarts des français demande l’interdiction. Là encore, on peut constater une différence de traitement difficilement justifiable entre, d’une part, une interdiction à terme des spectacles au sein des delphinariums où la maltraitance animale résulte structurellement de conditions de captivité incompatibles avec les impératifs biologiques des espèces concernées et, d’autre part, la corrida dans le cadre de laquelle la violence envers les animaux est esthétisée et érigée au rang de spectacle – d’ailleurs encore accessible aux enfants en dépit des recommandations en sens contraire du Comité des droits de l’enfant de l’ONU formulées en 2016. L’exception de « tradition locale ininterrompue » de l’article 521-1 du Code pénal qui avait été validée par le Conseil constitutionnel en 2012 dans une décision déjà contestable se trouverait encore plus fragilisée par la concrétisation de cette proposition de loi.

La proposition de loi vise ainsi davantage des activités récréationnelles (delphinariums, cirques itinérants, animaleries, etc.) qui ne pèsent pas d’un poids économique – et donc politique – déterminant, sans mentionner que certaines d’entre-elles souffrent déjà d’une désaffection des consommateurs. Tout cela dénote une approche où les impératifs économiques sont prévalents.

Enfin, il ne faudrait pas croire que ces évolutions pourraient rapidement remettre en question l’utilisation des animaux aux fins d’élevage ou de recherche scientifique. Cela serait un raccourci de penser par exemple que l’interdiction de l’élevage de visons pourrait à terme constituer un argument pour exiger des restrictions à l’exploitation des animaux d’élevage. En effet, cette nouvelle interdiction concerne des animaux sauvages et non domestiques, élevés pour la production d’habits du secteur du luxe jugée non essentielle et non pour la consommation alimentaire, et ce, dans des conditions insoutenables qui ont d’ailleurs révélé des risques sanitaires spécifiques en relation avec la diffusion du covid-19 au sein de ces élevages. Autant d’éléments spécifiques qui laissent à penser que ce précédent ne pourrait être étendu mutatis mutandis à d’autres animaux d’élevage.