Par Denys de Béchillon, Professeur de droit public à l’université de Pau — membre du Club des juristes
Le programme de Marine Le Pen fait une large place au recours à la procédure du référendum direct (statut des étrangers, « priorité » nationale, etc.). Il suppose de modifier la Constitution sans passer par l’autorisation préalable de l’Assemblée nationale et du Sénat. Ce contournement, par l’article 11, de l’article 89 de la Constitution est-il juridiquement acceptable, en théorie comme en pratique ? Denys de Béchillon répond par la négative.

Peut-on modifier la Constitution ou lui apporter une dérogation par référendum direct, sans l’accord préalable de l’Assemblée nationale et du Sénat ?

En pur droit, absolument pas. L’article 89 de la Constitution est inscrit dans un titre intitulé « De la Révision » qui n’en comporte pas d’autre. C’est lui qui définit expressément la procédure à suivre pour modifier la Constitution. Or il prévoit que le projet de modification doit être « […] voté par les deux assemblées en termes identiques ». Après quoi, « La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois, le projet de révision n’est pas présenté au référendum lorsque le président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n’est approuvé que s’il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés ».
La conséquence de cette rédaction est à la fois simple est radicale : si le Sénat n’est pas favorable au projet ou n’a pas réussi à obtenir les compromis de rédaction qu’il souhaite, il a le pouvoir d’empêcher que les choses aillent plus loin. C’est le seul domaine dans lequel les pouvoirs des deux Chambres sont de poids identique. Conclusion : le Président de la République ne peut pas faire l’économie d’un vote favorable des deux assemblées. Il ne peut recourir au référendum ou au vote du congrès (à la majorité des 3/5e) qu’après avoir obtenu cet accord préalable.
C’est insurmontable. Il y a toujours eu des auteurs (très minoritaires) pour soutenir la thèse contraire, mais elle n’est pas sérieuse. C’est un paramètre immense que d’avoir un titre explicitement dédié à la révision dans la Constitution et d’y lire qu’il ne prévoit aucune alternative à l’accord préalable des Chambres. Il n’est pas raisonnable d’imaginer que le constituant 1958 ait pu pousser l’absurdité au point de vouloir se contredire en autorisant implicitement (dans l’article 11) le Président de la République à faire ce qu’il lui interdit explicitement de faire (dans l’article 89). Je sais bien qu’on peut toujours tout dire en matière d’interprétation juridique, mais on n’est pas obligé, entre toutes les interprétations possibles, de prendre la plus incohérente et la moins défendable.

Mais n’est-ce pas ce qu’avait fait le général de Gaulle en 1962 pour faire instituer l’élection du Président de la République au suffrage universel ?

Si. Il avait clairement transgressé ce faisant la règle qu’il avait lui-même contribué à écrire. On peut porter là-dessus le jugement que l’on voudra, mais ce n’est plus la question du jour. Ce qui compte, aujourd’hui, c’est le point de savoir si le Président pourrait refaire un coup de cet ordre. Or — de nouveau en droit — la réponse à cette question est négative.
Les données du problème ont en effet changé en profondeur depuis 1962. Dans une décision Hauchemaille, rendue en 2000, le Conseil constitutionnel s’est reconnu compétent pour juger du décret de convocation des électeurs au référendum. Or ce décret contient le texte de la question à poser aux citoyens. Cela emporte donc que le Conseil est juge de la conformité de cette question à la Constitution.
Saisi à la demande de n’importe quel électeur, il peut ainsi s’opposer à ce que le peuple soit appelé à voter sur un texte de loi dont le contenu est inconstitutionnel, par exemple parce que pris en violation de tel ou tel article de la Déclaration des droits de l’Homme, du Préambule de 1946 ou de n’importe quelle disposition explicite de la Constitution comme l’interdiction de rétablir la peine de mort. Mais cela signifie aussi qu’il peut être invité à empêcher que se commette le détournement de procédure consistant à user de l’article 11 pour modifier la Constitution sans l’autorisation préalable des assemblées parlementaires en violation de l’article 89. Le généralde Gaulle, en son temps, n’avait rien de tel en face de lui. Les choses ont changé. Ce qui était possible ne l’est plus.
Je voudrais insister pour dire par parenthèse que ce contrôle n’est pas attentatoire à la souveraineté de la Nation. D’une part, parce que la Constitution n’est rien d’autre que la règle du jeu que la Nation s’est donnée à elle-même (et qu’elle ne peut pas se trahir en confiant à des juges indépendants le soin de la contraindre à respecter sa propre règle). D’autre part, parce que le Conseil constitutionnel ne statue pas ici sur le choix du peuple souverain puisqu’il n’annule pas du tout la loi référendaire votée. Loin en amont, il empêche seulement le Président de la République de poser aux Français une question qu’il n’a pas le droit constitutionnel de lui poser. C’est tout autre chose.

Revenons au Conseil constitutionnel. Bien sûr, on peut toujours imaginer qu’il change sa jurisprudence. C’est quand même loin d’être le plus probable. Il avait en tout cas envoyé des signaux de fermeté clairs dès 2017-2018, à un moment où le blocage du Sénat menaçait les projets institutionnels d’Emmanuel Macron — ils n’ont d’ailleurs pas pu aboutir. A priori, la religion du Conseil constitutionnel est (et devrait rester) celle-ci : 1) l’article 11 n’autorise pas à réviser la Constitution par référendum direct ; 2) le jugement du décret de convocation des électeurs donne au Conseil constitutionnel le pouvoir d’empêcher l’organisation d’un référendum de l’article 11 ayant pour objet une telle révision ou portant, d’une manière ou d’une autre, sur un projet de loi inconstitutionnel.

Mais peut-on imaginer un « passage en force », c’est-à-dire l’organisation d’un référendum malgré l’annulation du décret de convocation des électeurs par le Conseil constitutionnel ?

L’article 62, al. 3 de la Constitution prévoit de la manière la plus générale que les décisions du Conseil constitutionnel « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». « Passer outre », c’est donc, immanquablement, violer la Constitution de la manière la plus flagrante. Je vois bien la tentation politique qu’il pourrait y avoir à jouer « le peuple » contre « les juges » dans une configuration d’extrême tension, mais il faut regarder précisément de quoi l’on parle. La violation délibérée de la chose jugée par le conseil constitutionnel ne saurait se comprendre autrement que comme un acte terrible. Sur le plan politique, bien sûr, mais également juridique.

Partons du principe selon lequel l’organisation effective d’un référendum fait nécessairement intervenir de nombreux acteurs — personnes morales et personnes physiques. Les opérations nécessaires à l’expression du suffrage ne se font pas toutes seules. Il faut des bureaux de vote, des isoloirs, des listes électorales, etc. À quoi il s’ajoute que ces opérations doivent s’exercer partout sur le territoire national, également, afin que tous les citoyens inscrits puissent effectivement se prononcer et le faire dans des conditions normales. Bref, il faut que tout un écosystème fonctionne avant que l’on puisse se rendre aux urnes.
Rien de tout cela n’irait de soi en présence d’injonctions aussi contradictoires que celles dont nous parlons — d’un côté un pouvoir exécutif qui inviterait à aller voter ; de l’autre une interdiction constitutionnelle d’organiser le vote. D’immenses et gravissimes questions juridiques auraient à être tranchées en justice. L’obstacle mis à l’exécution de la chose jugée est considéré depuis longtemps comme l’illégalité la plus grave : c’est un « détournement de pouvoir » (jurisprudence du Conseil d’État Bréart de Boisanger de 1962). On ne peut pas prendre ça à la légère.
D’importantes questions de droit administratif se poseraient sur la légalité (et la possibilité d’obtenir l’annulation) des nombreuses décisions, nationales et locales, nécessaires à la tenue du scrutin. Mais ce n’est peut-être pas le plus grave. Il y aurait lieu de se demander aussi jusqu’où l’organisation d’un tel référendum annulé ne serait pas pénalement répréhensible. D’une part, même si c’est assez théorique, l’engagement de la procédure visant à la destitution du Président de la République devant le Parlement constitué en Haute-Cour n’aurait rien de juridiquement d’aberrant en valeur absolue. D’autre part, il se soutient bien que les centaines voire les milliers d’acteurs impliqués dans l’organisation effective, jugée inconstitutionnelle, d’un référendum jugé inconstitutionnel se voient attraits devant les tribunaux correctionnels (maires, préfets, responsables de bureaux de vote, etc.). Plusieurs qualifications sont envisageables.  L’article 432-1 du Code pénal dispose notamment que « Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ». Les articles 434-24 et suivants répriment les « atteintes à l’autorité de la justice », etc.

Bref, nous serions placés au cœur d’une épreuve de force sans précédent et d’une gravité extrême. Il faut espérer que nous n’en n’arriverons jamais là.

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