Par Julie Alix[1] –Professeure de droit pénal à l’Université Paris Nanterre – CDPC – Membre du programme de recherche ProMeTe
Depuis le 5 septembre se tient, devant la cour d’assises spéciale de Paris réunie dans la salle provisoire dédiée aux « Grands Procès », le procès de l’attentat qui a fait à Nice, le 14 juillet 2016, plusieurs milliers de victimes dont 86 ont trouvé la mort. Si l’horreur des faits et le nombre de victimes provoquées par l’action d’un homme seul en font un procès historique, comme le procès des attentats du 13 novembre 2015 (dit V13) qui a occupé la cour d’assises spécialement composée de septembre 2021 à juin 2022, s’il est également filmé pour les Archives nationales, ce procès présente deux différences importantes avec son prédécesseur.

Deux différences qui constituent les deux enjeux juridiques majeurs de ce procès. D’une part, l’auteur ayant été tué par les forces de l’ordre le jour des faits, ne se trouvent sur le banc des accusés que des individus accusés présentant un lien assez périphérique, voire lointain, avec les faits. D’autre part, sur les dizaines de milliers de personnes présentes sur la Promenade des Anglais ce 14 juillet 2016, moins d’un millier sont actuellement parties civiles. Les premiers jours du procès ont révélé les velléités de nombreuses victimes de se constituer partie civile. La question de la recevabilité de ces constitutions sera l’une des questions centrales du procès.

Quel est l’enjeu de ce procès pour les huit accusés alors que le conducteur du camion a été abattu par la police ?

Au cours de l’instruction, les chefs d’accusation de complicité d’assassinat ont été abandonnés pour laisser place à des accusations de soutien ou d’aide à la préparation des attentats. Les huit accusés devant la cour d’assises spéciale sont poursuivis, pour trois d’entre eux qui connaissaient l’auteur, pour participation à une association de terroristes (dite AMT), faisant encourir 20 ans de réclusion criminelle au moment des faits (la peine fut ensuite élevée à 30 ans de réclusion par la loi du 21 juillet 2016 : art. 421-2-1 et 421-6 CP). Les cinq autres accusés sont poursuivis pour avoir participé à une association de malfaiteurs de droit commun (art. 450-1 CP), détachée de tout dessein terroriste, ainsi que pour des infractions à la législation sur les armes – des qualifications délictuelles. L’un d’entre eux, détenu en Tunisie, sera jugé par défaut. Les quatre autres comparaissent libres.

Sur l’action publique, l’enjeu majeur de ce procès sera ainsi d’élucider la part de responsabilité de chacun, et, en creux, d’affiner l’œuvre prétorienne sur les frontières de l’AMT et plus largement de la qualification terroriste. Pour le dire très simplement, si les faits commis par Mohamed Lahouaiej Bouhlel (le conducteur) ont incontestablement provoqué la terreur et le chaos, les faits reprochés aux accusés et leur relative proximité avec le tueur ne tombent pas avec la force de l’évidence sous une qualification terroriste. En particulier, la qualification annexionniste de participation à une AMT criminelle, quoique fourre-tout, peut-elle étendre ses frontières jusqu’aux faits largement équivoques reprochés aux accusés ?

Le procès interrogera à nouveau la place de la connaissance de la radicalisation de l’auteur (elle-même discutée). Rappelons que cette connaissance a pu être jugée suffisante pour imputer à un individu le crime de participation à un groupe terroriste projetant de commettre des attentats contre les personnes (V13). Pour autant, les procès terroristes récents n’ont pas permis de poser avec clarté la ligne de partage entre le délit de participation à une association de malfaiteurs de droit commun, celui de participation à une association de malfaiteurs terroriste délictuelle (sans volonté de s’associer à un dessein attentatoire aux personnes) ou le crime de participation à une association de terroristes criminelle, c’est-à-dire ayant pour dessein de commettre des atteintes aux personnes – sans compter que le verdict du procès V13 a encore obscurci la distinction entre participation accessoire à un groupe terroriste, complicité d’assassinat et coaction d’assassinat.

L’enjeu est pourtant considérable, entre une qualification terroriste et une qualification de droit commun, entre une qualification criminelle et une qualification délictuelle. Mais en l’absence de définition pénale du terrorisme, la porosité des incriminations permet de passer d’une qualification à l’autre de façon opportuniste – ce qui est évidemment problématique au regard des principes fondamentaux du droit pénal : légalité, proportionnalité, personnalité de la répression. Mais cette question fondamentale – le procès est-il vraiment un procès terroriste ? – est difficilement audible par les milliers de victimes de l’attentat.

Alors que 25.000 personnes se trouvaient sur la Promenade des Anglais le jour de ces attentats, quelles conditions juridiques ont été posées à la recevabilité de leur constitution de partie civile ?

La question de la recevabilité des constitutions de partie civile s’impose comme une question centrale du procès, parce que la doctrine de la recevabilité et de l’indemnisation a évolué depuis 2015, à l’épreuve des tueries de masse. Rappelons que dans le procès pénal, toute personne ayant personnellement subi un préjudice résultant directement de l’infraction peut se constituer partie civile. Si la causalité n’a jamais été simple à établir, les attentats de masse, multisitués et commis à ciel ouvert ont accru la difficulté de la question.

Sous l’impulsion du Fonds de Garantie des victimes d’actes de Terrorisme et d’autres Infractions (FGTI), s’est progressivement imposée l’idée d’un périmètre géographique à l’intérieur duquel les personnes présentes ont pu être exposées à l’infraction terroriste commise : l’intérieur du Bataclan ou encore la trajectoire des tirs commis sur les terrasses parisiennes le soir du 13 novembre 2015, ainsi que la trajectoire du camion le 14 juillet 2016 à Nice – et non toute la Promenade.

Critère géographique critiqué par les victimes, parce que restrictif, et qui avait conduit, par exemple, à exclure du rang des victimes recevables à se constituer partie civile au cours de l’instruction, la femme qui, sur la Promenade des Anglais, s’est blessée en sautant sur le sable par crainte d’être happée par le camion qui arrivait – mais qui n’a jamais été exposée à un risque de mort, car le camion s’arrêta avant d’arriver à sa hauteur – ou bien l’homme qui a entrepris d’interrompre le camion et s’est lancé à sa poursuite, ne se trouvant jamais devant celui-ci, donc pas à proprement parler dans sa trajectoire.

La question a été renouvelée par d’importants arrêts rendus par la chambre criminelle le 15 février 2022, jugeant qu’au stade de l’instruction (c’est-à-dire à un stade où la causalité entre le préjudice et l’infraction doit n’être considérée que comme possible, et non certaine), ces deux types de constitutions de partie civile devaient précisément être déclarées recevables. Pour la Cour de cassation, doivent être considérés comme directs non seulement les préjudices découlant de l’infraction, mais également ceux qui sont indissociables de l’infraction.

Dans ses arrêts, la Cour a pu envisager deux formes d’indissociabilité : l’indissociabilité entre l’infraction et le préjudice (situation de la victime qui saute de la Promenade) et l’indissociabilité entre l’action à l’origine du préjudice et l’infraction (situation du « héros courageux » qui tente vainement de s’interposer). La Cour précisait encore que cette indissociabilité doit être appréciée in concreto (voir Article sur notre Blog).

C’est dans ce contexte que de nombreuses victimes ont manifesté la volonté de se constituer partie civile dans les premiers jours de l’audience criminelle. La cour d’assises spéciale devra ainsi faire sa propre application des critères proposés par la Cour de cassation. En effet, ces arrêts ne résolvent pas toutes les questions, et notamment celle de la recevabilité de la constitution de partie civile des « primo-intervenants » : pompiers, policiers municipaux, police judiciaire locale, sécurité civile, bénévoles présents dès les tout premiers moments de l’attentat pour protéger les personnes et sécuriser les lieux. Leur préjudice, né de la vision d’horreur et de la crainte d’un sur-attentat, peut-il être considéré comme indissociable des infractions ?

Un obstacle supplémentaire à la recevabilité des constitutions de partie civile pourrait résulter des chefs d’accusation retenus. Ici, les accusés ne sont pas, à la différence du procès V13, poursuivis pour assassinats et tentatives d’assassinats, mais pour participation à une association de malfaiteurs terroriste : quels sont les préjudices découlant de cette infraction ? C’est une question peu abordée traditionnellement (parce que les procès pour AMT ont davantage concerné des revenants de zone irako-syrienne, sans victime connue) qui surgit et à laquelle la cour est sommée de répondre[2].

A cette question de la recevabilité, la cour d’assises spéciale dans le procès V13 a répondu en deux temps : dans un premier temps, toutes les constitutions de partie civile ont été reçues à titre provisoire, permettant aux victimes qui le souhaitent de participer au procès. Dans un second temps, la réponse au fond a été reportée à l’arrêt civil, qui est attendu le 25 octobre prochain. Une façon de botter en touche et de poursuivre la dissociation en marche entre l’indemnisation (relevant de la compétence du FGTI puis du JIVAT) et la participation au procès, offrant un espace à la dimension restaurative du procès.

A votre sens, les objectifs de la procédure pénale que sont l’identification et la condamnation des responsables des infractions et la réparation des victimes sont-ils compatibles au cours de ce procès particulier ?

 Juste répression versus nécessaire restauration : ces deux enjeux peinent à se rejoindre dans le procès de l’attentat de Nice. Ils ont été cristallisés dès les premiers jours de l’audience autour de la question de la diffusion de la vidéo de la scène de crime tirée des caméras de surveillance. Demande de visionnage sollicitée par les avocats de parties civiles qui estiment qu’elle contribuera notamment à l’identification des traumatismes et des préjudices, mais redoutée par les avocats de la défense qui craignaient que ce visionnage attire au procès des faits – la tuerie de masse – non reprochés à leurs clients, et estimaient qu’elle n’était pas nécessaire dès lors que des photos extraites de ces caméras avaient déjà permis de se faire une représentation précise de la scène. Le Président a finalement décidé d’y faire droit.

Rarement l’action publique et l’action civile auront été aussi divergentes dans un procès pénal.

[1] Pour les victimes non encore indemnisées par le FGTI, la recevabilité de leur constitution de partie civile assortie d’une demande d’indemnisation impose à la cour d’assises de renvoyer le dossier à la juridiction d’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme (art. 706-16-1 CPP).

[2] Terrorisme et droit pénal. Etude critique des incriminations terroristes, Dalloz, NBT, 2010 ; « La Cour de cassation redessine les contours de la constitution de partie civile des victimes d’attentat terroriste », AJ Pénal, 2022. 143 ; « Répression administrative et répression pénale : l’émergence d’un continuum répressif », Savoir / Agir, 2021 n° 3. 39 ; avec O. Cahn, Terrorisme et infraction politique, Paris, Mare & Martin, 2021 ; « Radicalisation et droit pénal », RSC 2020. 769 ; « Flux et reflux de l’intention en matière terroriste », RSC 2019. 505 ; avec O. Cahn, « Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale », RSC 2017. 845.

 

 

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