Par Estelle Brosset, Professeure, et Eve Truilhé, Directrice de recherche au CNRS ; Aix Marseille Université, Université de Toulon, Université de Pau et des Pays de l’Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France

Alors qu’un peu partout dans le monde, en Europe et tout récemment en France avec L’Affaire du siècle, des jugements audacieux sont rendus en matière de lutte contre le changement climatique, à Luxembourg, devant la Cour de justice de l’Union européenne, une telle dynamique semble encore bien lointaine. L’ordonnance rendue par la Cour le 14 janvier dernier dans l’affaire Sabo en atteste.

Il s’agit de la deuxième affaire climatique portée devant le juge de l’Union. La première, médiatisée sous le nom de People Climate Case, engagée en mai 2018, par plusieurs particuliers appartenant à des familles de divers pays de l’Union et du reste du monde, visait à faire reconnaître l’insuffisance des objectifs de l’Union européenne à l’horizon 2030 et ce, en violation de l’Accord de Paris mais aussi des droits fondamentaux des requérants. L’affaire commentée ici se situe dans la continuité de ce premier recours. La requête a été déposée un an plus tard, en mars 2019 par Peter Sabo et six autres requérants et demandait l’annulation de plusieurs dispositions de la directive 2018/2001 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables qui permettent de comptabiliser l’énergie issue de la biomasse forestière parmi les sources d’énergies renouvelables. Pour les requérants, une telle inclusion est susceptible d’entraîner une augmentation de la production d’émissions de gaz à effet de serre – la combustion de bois émettrait davantage que l’utilisation de fuel ou de charbon – et concomitamment la diminution de leur absorption – les forêts étant des puits de carbone.

Si, comme souvent en matière climatique, les recours ont été largement médiatisés, leur issue est, pour l’heure, pour le moins décevante. Dans l’affaire Sabo comme dans la précédente (Trib. 8 mai 2019, Armando Carvalho, aff. T-330/18), en effet, le Tribunal de l’Union a conclu à l’irrecevabilité du recours (Trib. 6 mai 2020, Peter Sabo, aff. T-141/19). Un pourvoi avait été formé à l’encontre des deux ordonnances du Tribunal devant la CJUE. La Cour vient de se prononcer sur le pourvoi Sabo et, pour cette affaire, douche définitivement tout espoir que soient examinés au fond les arguments des requérants.

Quelle est la teneur de l’ordonnance de la Cour ?

La Cour confirme la décision du Tribunal en concluant à l’irrecevabilité du recours. Parce qu’il visait un acte de nature législative, une directive adoptée par la Parlement et le Conseil, le recours Sabo, recours en annulation, ne pouvait être recevable que si les requérants parvenaient à démontrer, conformément à l’article 263-4 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), que l’acte les concernaient « directement et individuellement ». En ce but, et comme dans le People Climate case, les requérants mettaient en avant les atteintes provoquées par la directive (et la déforestation et l’exploitation de centrales qui en découlaient) à plusieurs de leurs droits fondamentaux (droit au respect de la vie privée et familiale, liberté de religion, droit de propriété, droit à la protection de la santé). Ils expliquaient que de telles atteintes étaient spécifiques, ce qui devait permettre de démontrer l’individualité de l’affectation. Le requérant estonien, adepte du paganisme, se déclarait affecté d’une manière spécifique par la destruction des forêts de son pays, l’habitant de Gardanne par le bruit de la centrale à bois et les poussières qui s’en émanent, etc.

Le Tribunal et désormais la Cour réfutent sans surprise ce raisonnement, estimant que l’affectation individuelle n’a pas été démontrée. Il faut dire que depuis 57 ans, depuis l’arrêt Plaumann (15 juill. 1963, aff. 25-62), cette tâche est extraordinairement compliquée : les requérants doivent démontrer une affectation « analogue à un destinataire de l’acte » c’est-à-dire exclusive de toute autre. Or, selon les juges, tel n’est pas le cas ici car il n’a pas été démontré que les requérants se trouvaient dans une situation différente par rapport à l’ensemble indéterminé et indéterminable des citoyens de l’Union.

Pourquoi cette décision – quoique prévisible – est tout de même décevante ?

D’abord parce que la confirmation de l’irrecevabilité du recours empêche l’examen au fond de la politique climatique de l’Union et de son niveau d’ambition. La situation est pourtant préoccupante : si, les indicateurs semblent globalement positifs (par rapport à 1990, une baisse des émissions de l’Union de l’ordre de 22 % a été enregistrée), ces baisses ne sont pourtant pas suffisantes pour assurer le respect par l’Union des objectifs de température fixés dans l’Accord de Paris, ce qui l’a d’ailleurs ammenée à définir tout récemment un objectif clairement réhaussé pour 2030 (55% de réduction).

Elle déçoit aussi par son raisonnement. La requête, comme le pourvoi, étaient intéressants par l’usage fait du motif de violation des droits (substantiels) des requérants en vue de démontrer l’atteinte individuelle et permettre la recevabilité du recours. Il faut dire que le juge de l’Union avait déjà admis, dans certaines affaires, l’affectation individuelle parce que l’acte portait atteinte à un droit particulier (perte d’un droit de marque acquis) (CJCE, 18 mai 1994, Codorniu, aff. C-309/89) ou encore à certains droits fondamentaux (Trib, 2 mars 2010, Arcelor, aff. T-16/04). Et pourtant, ici la Cour va expédier ce motif estimant d’une part que « le contexte factuel de la présente affaire différait de celui de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 18 mai 1994, Codorniu/Conseil » et d’autre part que le fait qu’un acte viole les droits fondamentaux ne suffit pas « pour que le recours d’un particulier soit déclaré recevable, sous peine de vider les exigences posées à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE de leur substance ». Ce faisant, elle ne répond pas à la question plus précise qui avait été posée : n’y-a-t-il pas affectation individuelle lorsque les requérants parviennent à démontrer l’incidence particulière (c’est nous qui soulignons) d’une mesure législative sur leur droits individuels ?

L’autre motif de déception concerne la référence à la Convention d’Aarhus, signée par l’Union et ses États membres, dont il était permis de penser qu’elle pourrait convaincre le juge de raisonner un peu différemment. Et pour cause, l’arrêt rendu intervient après que le Comité d’examen du respect des dispositions de cette Convention a statué (décision 17 mars 2017, Affaire ACCC/C/2008/32) sur le non-respect par l’Union de la Convention, spécifiquement de son article 9-3, qui impose aux Parties de garantir un accès à la justice en matière d’environnement et ce, notamment du fait de la jurisprudence retenue par la Cour. La Cour balaye pourtant cette invitation en se contentant de rappeler que la convention exclut du champ d’application de l’article 9-3 les actes pris dans l’exercice des pouvoirs législatifs, ce qui est le cas ici. Il était de toute façon douteux que l’argument puisse prospérer, la Cour ayant jugé, quelques semaines plus tôt, pas moins que si, en vertu du traité, les accords internationaux conclus par l’Union lient les institutions de celle-ci, « ces mêmes accords internationaux ne sauraient prévaloir sur le droit primaire de l’Union » et que donc «  l’article 9 de la convention d’Aarhus ne saurait avoir pour effet de modifier les conditions de recevabilité des recours en annulation posées à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE » (CJUE, 3 décembre 2020, Région de Bruxelles-Capitale c/ Commission, aff. C‑352/19 P, pts 25 et 26).

Y a-t-il encore des raisons d’espérer ?

Oui, sans aucun doute. D’abord, la Cour n’a – étrangement (car la requête avait été introduite quasiment un an avant) – pas encore statué sur le pourvoi dans le premier People Climate Case, qui, par sa généralité (il s’agit de faire constater l’insuffisance de la politique climatique de l’Union dans son ensemble), se rapproche davantage des procès modèles qu’on a pu voir fleurir au niveau national. On admettra toutefois que l’espoir est mince car les juges de Luxembourg n’ont aucune raison de subitement modifier leur interprétation.

Surtout l’espoir pourrait venir d’ailleurs. D’abord, une révision du règlement 1367/2006 concernant l’application aux institutions et organes de la Communauté européenne des dispositions de la convention d’Aarhus vient d’être actée, révision qui a vocation à ouvrir bien plus largement le champ d’application d’une procédure qui permet à toute ONG de demander à l’auteur d’un acte pris dans le domaine de l’environnement son réexamen interne. Parce que cette procédure administrative peut, en cas de réponse négative, déboucher sur un recours devant le juge l’Union, une telle révision pourrait donc produire des effets. Ensuite, le juge de l’Union ne pourra certainement pas rester totalement indifférent à ce qui est en cours du côté de la Cour européenne des droits de l’homme à la suite de deux requêtes portées par six jeunes portugais, d’une part, et par des « ainées » suisses, d’autre part, qui estiment que l’inaction climatique de 33 États européens, dans le premier cas, et de la Suisse, dans le second, violent leurs droits fondamentaux.