Par Romain Rambaud, Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes et Membre de l’observatoire de l’éthique publique

Le procès Bygmalion, relatif à la dissimulation du dépassement du plafond de dépenses de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012, est inédit par son ampleur, ses parties-prenantes, sa procédure et son objet. Si l’affaire Bygmalion a déjà entrainé de nombreuses réformes en droit électoral, le procès qui va se tenir sera crucial pour l’effectivité de la dissuasion pénale.

D’où vient et en quoi consiste l’ « affaire Bygmalion » sur le plan juridique ?

L’« affaire Bygmalion » n’a pas été découverte immédiatement. Les premiers éléments sont venus du contrôle des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy pour la présidentielle de 2012, ces derniers ayant été rejetés par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques [CNCCFP] le 19 décembre 2012, décision confirmée par le Conseil constitutionnel dans une décision n°2013-156 PDR du 4 juillet 2013. Mais seule une petite partie émergée de l’iceberg avait alors été vue par les instances de contrôle : le Conseil constitutionnel avait constaté un dépassement du plafond des dépenses de 466 118 euros, soit de 2,1 % du plafond autorisé (22.509.000 euros), en plus de l’insincérité du compte pour non-déclaration de la totalité des dépenses. À ce stade, seul le volet administratif du droit électoral était concerné, par l’intermédiaire du contrôle des comptes de campagne.

C’est moins d’un an plus tard qu’il fut progressivement révélé que l’étendue de la dissimulation était sans doute beaucoup plus importante, après plusieurs articles du Point (mars 2014) et de Libération (mai 2014). Mme Violette Lazard, la journaliste d’investigation de Libération ayant eu accès aux sources, publia en octobre 2014 un livre de synthèse de son enquête (V. Lazard, Bigmagouilles, Stock, 2014) : la société de communication Bygmalion et sa filiale évènementielle « Event et Cie » auraient mis en place sur demande un système de fausse facturation, imputant à l’UMP de faux évènements correspondant en réalité à des dépenses électorales de la campagne de Nicolas Sarkozy, notamment une quarantaine de meetings très couteux. Le montant serait de 17 ou 18 millions d’euros (Mediapart, Libération). C’est à partir de là que l’affaire est entrée dans sa dimension judiciaire.

Ces révélations ont en effet été suivies d’effets sur le plan pénal puisqu’une enquête préliminaire a été ouverte en mars 2014 par le Parquet de Paris, puis une information judiciaire a été confiée à des juges d’instruction pour « faux et usage de faux », « abus de confiance », « tentative d’escroquerie » et « complicité et recel de ces délits ». Cette enquête, dirigée d’abord contre trois cadres de la société « Bygmalion », a été étendue à l’ancien directeur général de l’UMP, l’ex-directrice financière de l’UMP et l’ ex-directeur de la communication de l’UMP (Le Monde). En 2015, l’enquête est étendue à l’ancien président de l’Association de financement pour la campagne de Nicolas Sarkozy, puis, en 2016, l’ancien chef de l’Etat lui-même est mis en examen pour « financement illégal de campagne électorale », tandis qu’il est seulement placé sous le statut de témoin assisté pour les chefs d’usage de faux, escroquerie et abus de confiance (Le Figaro). Le 3 février 2017, le juge Tournaire ordonne le renvoi devant le tribunal correctionnel de 14 personnes, dont Nicolas Sarkozy. Le 1er octobre 2019, la Cour de cassation a validé l’ordonnance de renvoi (Cass, Crim., 1er oct. 2019, n°18-86.428) et le procès peut donc se tenir.

Quels sont les enjeux du « procès Bygmalion » ?

La réalité des faits ne semble pas véritablement contestée, tant cette affaire a fait l’objet d’un déballage public par ses acteurs, notamment dans le cadre d’émissions de télévision, par exemple l’interview de Jérôme Lavrilleux sur BFM TV en mai 2014 et trois numéros du magazine « Complément d’enquête » sur France 2 (en 2014, 2019 et en dernière analyse mars 2021…). Ce qui va l’être, c’est la nature et la répartition des responsabilités, avec en point d’orgue la question de la responsabilité pénale ou non de Nicolas Sarkozy lui-même.

Il y a dans ce seul procès Bygmalion beaucoup de situations différentes, car il existe des incriminations différentes. Il existe en quelque sorte une pyramide remontant progressivement à Nicolas Sarkozy : là où les cadres de Bygmalion sont poursuivis pour faux et usage de faux, les cadres de l’UMP impliqués sont poursuivis pour faux et usage de faux et abus de confiance, tandis que les trésoriers de la campagne sont poursuivis pour usage de faux et escroquerie, tous pouvant être soupçonnés en outre de complicité de financement illégal de campagne électorale. Au sommet de cette pyramide pourrait se trouver Nicolas Sarkozy, auteur du délit de « financement illégal de campagne électorale », prévu par l’article L. 113-1 du code électoral, rendu applicable à l’élection présidentielle par la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel qui, à l’époque des faits, disposait que « Sera puni d’une amende de 3 750 euros et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement, tout candidat en cas de scrutin uninominal, ou tout candidat tête de liste en cas de scrutin de liste, qui « 3° Aura dépassé le plafond des dépenses électorales fixé en application de l’article L. 52-11 » ou encore « 5° Aura fait état, dans le compte de campagne ou dans ses annexes, d’éléments comptables sciemment minorés ». Pour Nicolas Sarkozy, la question sera moins celle de la matérialité des faits que celle de savoir si l’élément moral de l’infraction, l’intention de commettre ce délit, est constitué, c’est-à-dire si Nicolas Sarkozy était ou non dans la connaissance de ces éléments et si, en cas de réponse positive, il n’a rien fait pour les arrêter : l’article L. 113-1 du code électoral étant un délit et le texte n’ayant pas entendu déroger au principe de l’infraction intentionnelle (v. sur ce point Cons. const., décision Sarkozy nº 2019-783-QPC du 17 mai 2019), démontrer celle Nicolas Sarkozy sera au cœur du procès. Conformément au principe établi, on ne commentera pas ici une affaire en cours, ce qui est en tout état de cause impossible sans disposer des pièces dans le détail.

En quoi cette affaire est-elle importante pour le droit des élections plus généralement ?

La révélation et les poursuites dans le cadre de l’affaire Bygmalion s’inscrivent dans le mouvement de renforcement de l’éthique publique que l’on constate aujourd’hui. Ce procès présente un caractère tout à fait inédit, tant au regard de son objet que de sa procédure (il se déroule devant le juge pénal et non devant la Cour de justice de la République) qu’eu égard au fait qu’il concerne un ancien chef de l’Etat et un président sortant en campagne électorale.

Quoi qu’il se passe, plusieurs enseignements et plusieurs apports en résultent, pour le droit électoral au sens strict d’abord et pour le droit pénal électoral ensuite.

Concernant le droit électoral, cette affaire Bygmalion a montré que le dispositif de contrôle des comptes de campagne était insuffisant, puisqu’étant organisé simplement sur une base déclarative et sur pièces, il fut incapable de découvrir l’ampleur de la fraude en l’espèce. Cette révélation a entraîné une réforme, la loi organique n°2016-506 du 25 avril 2016 de modernisation des règles applicables à l’élection présidentielle ayant prévu que chaque compte de campagne d’un candidat à l’élection présidentielle comporte désormais en annexe « une présentation détaillée des dépenses exposées par chacun des partis et groupements politiques qui ont été créés en vue d’apporter un soutien au candidat ou qui lui apportent leur soutien, ainsi que des avantages directs ou indirects, prestations de services et dons en nature fournis par ces partis et groupements ». L’intégralité de cette annexe est publiée avec le compte et les partis politiques communiquent à la CNCCFP, à sa demande, les pièces comptables et les justificatifs nécessaires pour apprécier l’exactitude de cette annexe (art. 3.II de la loi de 1962). En revanche, l’accès direct aux comptes des partis la même année que l’élection, alors qu’en l’état du droit les comptes des partis sont contrôlés bien après les campagnes électorales, n’a pas été accordé.

En outre cette affaire Bygmalion a une portée fondamentale pour rappeler l’importance de l’articulation entre le volet « administratif » du droit électoral (le contrôle par la CNCCFP) et son volet pénal, un moment délaissé mais qui aujourd’hui revient en force.

En premier lieu, la solution apportée par le Conseil constitutionnel dans la décision Sarkozy nº2019-783 QPC du 17 mai 2019, rendue dans le cadre de la procédure Bygmalion, doit être soulignée : le Conseil constitutionnel a refusé d’appliquer le principe non bis in idem en considérant que le contrôle des comptes de campagne et l’existence d’infractions pénales n’ont pas la même finalité (assurer le bon déroulement de l’élection présidentielle et faire respecter le principe d’égalité entre les candidats d’un côté, sanctionner les éventuels manquements à la probité des candidats et des élus de l’autre) et n’entrainent pas les mêmes sanctions (pénalité financière d’un côté, peine d’emprisonnement de l’autre). Dès lors, la coexistence de la législation administrative et de la législation pénale est possible.

En deuxième lieu, la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique a corrigé, pour l’avenir, un des problèmes soulevés par l’affaire Bygmalion, à savoir le caractère dérisoire des peines alors prévues pour « financement illégal de campagne électorale » (3 750 euros d’amende et un emprisonnement d’un an ou l’une de ces deux peines) : depuis septembre 2017, la peine encourue est de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende. En outre, la peine complémentaire de privation des droits civils et politiques, susceptibles d’entraîner l’inéligibilité, n’était pas associée aux infractions visées par l’article L. 113-1, ainsi qu’en témoigne l’article L. 117 du code électoral. Depuis la loi pour la confiance dans la vie politique de 2017, le nouvel article 131-26-2 du code pénal prévoit une peine complémentaire « quasi-obligatoire » d’inéligibilité qui s’applique à l’article L. 113-1 du code électoral (11°), de sorte qu’une personne ayant méconnu la législation sur les comptes de campagne devra, sauf décision contraire du juge, être déclarée inéligible. Grâce au principe de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, Nicolas Sarkozy évite cependant le pire.

En revanche, l’article L. 113-1 ne fait pas partie des incriminations qui, aujourd’hui, permettent à une association anticorruption de se porter partie civile en dehors de l’existence d’un préjudice personnel (C. pr. pén., art. 2-23). C’est ce qu’a estimé la Cour de cassation dans une décision portant sur l’affaire Bygmalion (Cass. Crim. 31 janv. 2018, n°17-80.659), confirmant une jurisprudence antérieure rendue en matière électorale (Cass. Crim., 6 mars 1990, n°88-81.385). Il existe donc encore des marges de progression.

Enfin, en creux, cette affaire rappelle que le traitement d’un candidat battu peut être différent de celui du candidat élu, comme l’a montré notamment le précédent de 1995. Ceci est dû à un élément structurel : en l’absence de sanction d’inéligibilité applicable à l’élection présidentielle en cas de rejet d’un compte de campagne, toute irrégularité de la part du candidat élu Président de la République n’aurait comme conséquence que le non-remboursement des frais de campagne, et ne pourrait être poursuivie qu’après son mandat en raison de l’immunité présidentielle… Une solution encore plus insatisfaisante et pour laquelle aucune réponse n’existe aujourd’hui. La question pourrait être posée de la manière suivante : que se serait-il passé si, en 2012, Nicolas Sarkozy avait été élu ?