Par Marie Lamoureux, Agrégée des facultés de droit, Professeur à Aix-Marseille Université
Plus un jour ne passe sans que les médias s’alarment de l’augmentation des prix de l’énergie et des risques de rupture d’approvisionnement. Conscient de la grogne susceptible de résulter d’une augmentation faramineuse des prix de l’énergie, le gouvernement a, depuis déjà plusieurs mois, mis en place de nombreuses mesures pour contenir l’augmentation des prix : remise sur les carburants, augmentation du montant et du nombre de bénéficiaires du chèque énergie, « bouclier tarifaire », etc. Elisabeth Borne a annoncé le 14 septembre 2022 la prolongation de ce dernier, tout en précisant que les prix connaîtraient néanmoins une augmentation de 15 % début 2023. Retour sur ce mécanisme.

Pourquoi le gouvernement a-t-il mis en place un « bouclier tarifaire » ?

Depuis des mois, les cours du gaz et de l’électricité sur les marchés de gros n’ont cessé d’augmenter. Dès 2021 – et donc bien avant que la guerre éclate en Ukraine, laquelle n’a fait qu’aggraver une situation déjà détériorée – les prix du gaz ont connu une envolée, résultant d’une conjonction de facteurs (reprise économique post-covid ayant engendré une augmentation de la demande, raréfaction de l’offre du fait du refus de certains pays exportateurs d’augmenter leurs exportations vers l’Europe…). Les cours sur le marché de l’électricité n’ont pas tardé à suivre et ont atteint des niveaux inégalés, en raison, ici aussi, d’une conjonction de facteurs, parmi lesquels figurent l’indisponibilité d’une part importante du parc nucléaire français et l’augmentation du prix du gaz.

Les cours de l’électricité reposent en effet sur le coût marginal (c’est-à-dire le coût de production d’un kWh supplémentaire) de la dernière centrale appelée pour répondre à la demande. Les centrales sont appelées par ordre de préséance économique (« merit order »), de la moins chère à la plus chère, et le cours se fixe au prix de la dernière centrale appelée, donc celle présentant les coûts de fonctionnement les plus élevés. Lorsque la demande est grande, le prix de marché de l’électricité reflète alors les coûts des centrales fonctionnant à partir d’énergies fossiles, et en particulier des centrales à gaz, dont les coûts variables de fonctionnement sont d’autant plus élevés lorsque les cours du gaz le sont.

Les coûts d’approvisionnement des fournisseurs de gaz et d’électricité sur les marchés de gros ayant ainsi augmenté considérablement, les prix de détail pratiqués auprès du client final étaient eux-mêmes appelés à grimper. C’est dans ce contexte que le gouvernement a décidé de la mise en place d’un « bouclier tarifaire ».

En quoi consiste précisément le « bouclier tarifaire » et qui protège-t-il ?

Le « bouclier tarifaire » a d’abord été mis en place pour la fourniture de gaz. Décision a été prise de geler les tarifs réglementés de vente du gaz (TRVG) à leur niveau d’octobre 2021, en évinçant provisoirement la règle selon laquelle les TRV – établis par arrêté des ministres de l’Économie et de l’énergie et révisés périodiquement – doivent en principe couvrir les coûts d’approvisionnement des fournisseurs.

Cette mesure a d’abord été actée par un décret du 23 octobre 2021 concernant les TRVG d’Engie, puis a été étendue aux TRVG des ELD à l’occasion de la loi de finances pour 2022 (voir article 181). Elle devait à l’origine durer jusqu’en juin 2022 mais elle a par la suite été prolongée jusqu’à fin 2022. Ce gel ne concerne donc directement que les clients bénéficiant d’un contrat au tarif réglementé, lequel ne peut être proposé que par les fournisseurs historiques (Engie et les ELD) et ne concerne plus aujourd’hui qu’une partie de la clientèle domestique.

Le bouclier bénéficie toutefois, indirectement, à d’autres clients, et en particulier à tous ceux, nombreux, qui ont conclu un contrat au prix de marché indexé sur les tarifs réglementés. Le gouvernement en a ensuite étendu le bénéfice aux résidents d’immeubles d’habitation collectifs fournis en gaz dans le cadre de contrats collectifs indexés sur le prix de marché, par la voie d’une compensation équivalente au blocage des TRVG. De la sorte, la majeure partie des clients domestiques – mais non des clients professionnels – sont protégés de l’envolée des cours sur le marché de gros, étant précisé que ceux ayant conclu un contrat à prix fixe sont par principe protégés des aléas de l’évolution des cours, du moins pour la durée de leur contrat.

Quant à l’électricité, le bouclier a pris la forme d’une hausse très contenue des tarifs réglementés de vente d’électricité (TRVE) à compter de février 2022, à hauteur de 4 % en moyenne (v. L. fin. n° 2021-1900, 30 déc. 2021, art. 181, et les textes réglementaires d’application). Sans cette mesure, et d’après les chiffres diffusés par la Commission de régulation de l’énergie (CRE), l’augmentation aurait dû être, en février 2022, d’environ 45 %,   les TRVE devant en principe intégrer les coûts d’approvisionnement des fournisseurs d’électricité. De nouveau, la mesure ne s’applique à strictement parler qu’aux clients bénéficiant d’un contrat aux TRVE, ce qui ne concerne qu’une partie de la clientèle domestique et des petites entreprises faiblement consommatrices d’énergie, mais elle se répercute sur tous ceux qui ont conclu un contrat au prix de marché indexé sur les TRVE.

Les annonces de la Première ministre du 14 septembre dernier consistent à reconduire le principe du gel des TRV, pour l’électricité comme pour le gaz, mais en procédant toutefois à une revalorisation des TRV début 2023, devant conduire à une augmentation de 15 %, afin de limiter l’impact du bouclier tarifaire sur les finances publiques. Si l’augmentation est notable, elle devrait selon toute vraisemblance demeurer très faible par rapport à celle qui résulterait de l’application des règles régissant en principe le calcul des TRV (lesquels doivent normalement, hors « bouclier », intégrer l’ensemble des coûts des fournisseurs).

Comment financer le « bouclier tarifaire » ?

À l’origine, il était prévu que les sommes non facturées par le fournisseur au client final pendant la durée du bouclier tarifaire feraient l’objet d’un rattrapage à son issue, les fournisseurs pouvant sous certaines conditions bénéficier d’une avance sur ce rattrapage. Le contexte était toutefois bien différent de celui qui règne aujourd’hui : lorsque le bouclier tarifaire a été décidé dans le domaine du gaz en octobre 2021, les économistes envisageaient un retour à la normale dans le courant de l’année 2022, prévisions qui ont depuis été totalement déjouées. De sorte que la Première ministre comme le ministre de l’Économie ont énoncé à plusieurs reprises qu’il n’y aurait pas de rattrapage. C’est donc l’État qui finance. Plusieurs leviers peuvent toutefois être mobilisés pour y contribuer. En particulier, les charges de service public à compenser par l’État au titre du « bouclier tarifaire » sont en partie contrebalancées par la baisse historique des charges de service public liées au soutien aux énergies renouvelables. Ces dernières sont en effet aujourd’hui devenues d’autant plus rentables que les prix de gros de l’électricité sont exceptionnellement élevés.

Diverses propositions ont en outre été faites à cet égard, à l’échelon national mais aussi européen. La Commission européenne a en particulier annoncé le 14 septembre plusieurs mesures d’urgence susceptibles de contribuer au financement de ces mesures (sous la forme d’une proposition de règlement du Conseil sur une intervention d’urgence pour faire face aux prix élevés de l’énergie). Retenons parmi elles (i) un plafond temporaire des recettes tirées de la vente d’électricité par les producteurs « inframarginaux » (c’est-à-dire ceux qui utilisent notamment les énergies renouvelables et le nucléaire et qui ont profité de prix de vente élevés sur le marché de gros), fixé à 180 €/MWh au-delà duquel les recettes seraient perçues par l’État et devraient contribuer au financement des mesures d’aide au bénéfice du consommateur final (comme le « bouclier tarifaire » en France par exemple) et (ii) une contribution temporaire de solidarité due par les entreprises du secteur des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon et raffinage) sur les « super-profits » réalisés en 2022, c’est-à-dire les bénéfices dépassant de plus de 20 % ceux réalisés en moyenne sur les trois dernières années. Ici encore, ces sommes pourraient participer au financement des mesures mises en place pour faire face à la crise des prix de l’énergie.

Au-delà de ces mesures d’urgence et limitées dans le temps, les débats sont en cours sur une réforme structurelle du marché européen de l’électricité et du gaz, et notamment sur la question de la construction des prix de gros (éventuel plafond sur le prix de gros du gaz ; éventuelle remise en cause de la prise en compte du coût marginal s’agissant du prix de l’électricité…).

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