Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, maître de conférences en droit public à l’Université de Brest.
Selon des chiffres fournis par les organisateurs, le 31 janvier 2022, 392 738 internautes ont désigné selon une procédure baptisée « jugement majoritaire » Christiane Taubira comme candidate à l’élection présidentielle. Cette initiative a suscité beaucoup d’interrogations à la fois sur ses modalités, son déroulement et ses potentielles conséquences.

Quelles étaient les modalités d’organisation et les ambitions poursuivies par les organisateurs ?

Tout est né d’une démarche baptisée « Rencontre des justices » dont l’acte fondateur fut une tribune publiée le 30 juillet 2020 sur le site de Médiapart signée de 170 militants appelant à « poser les bases d’une social-écologie citoyenne, radicale et renouvelée » permettant l’élaboration « d’un nouveau modèle de société réellement juste, durable et inclusif ». C’est à l’issue d’une réunion dans les Yvelines en octobre 2020 que les participants décidèrent du lancement d’un « mouvement de mobilisation citoyenne massive, inspiré du Sunrise américain (mouvement créé dans la foulée de la campagne de Bernie Sanders en 2015) visant à éviter le scénario perdant de la dispersion des candidatures » à gauche. Le collectif « 2022 ou jamais » voyait ainsi le jour pour « faire triompher les valeurs écologiques, sociales et démocratiques» aux prochaines élections présidentielles en lançant une « primaire populaire ». Ses porte-paroles indiquaient alors vouloir « permettre aux citoyens et citoyennes de faire émerger une candidature unique, gagnante en 2022, sur la base d’un projet écologique, de justice sociale, qui promeut un renouveau démocratique ». Ils fixaient alors l’objectif de 2 millions de votants pour un vote fixé à l’automne 2021.

Vint ensuite, en juillet 2020, le lancement des « parrainages citoyens » par le truchement d’une plateforme numérique offrant la possibilité à ceux qui le souhaitaient de proposer des noms « qu’ils soient issus du sérail politique ou de la société civile » (communiqué du 12 juillet 2020) ou d’appuyer des candidatures déjà recensées. Au bout d’une période fixée à trois mois de collecte, les organisateurs précisaient alors que « 5 femmes et 5 hommes ayant le plus de parrainages et adhérant au socle commun de la primaire » pourraient devenir candidats. Ils espéraient ainsi mobiliser 500 000 parrains.

Avec trois mois de retard, c’est le 14 janvier 2022 qu’ils dévoilèrent les dix noms retenus mais en retranchaient trois au motif, selon le site de la primaire, que « n’étant pas candidats à l’élection présidentielle, ils ne seraient pas soumis au vote final ». Il s’agissait des députés insoumis François Ruffin et Clémentine Autain ainsi que de l’économiste Gaël Giraud. Les sept autres (Christiane Taubira, Pierre Larrouturou, Charlotte Marchandise, Anna Agueb Porterie, Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot et Anne Hidalgo) avaient au total recueillis près de 60 000 parrainages sur les 132 000 inscrits.

Puis, entre le 14 et le 23 janvier 2022, était ouverte une phase spécifique d’inscription en ligne pour le vote, avec une identification de chaque électeur par le truchement d’une adresse électronique, d’un numéro de téléphone et d’une empreinte de carte bancaire. Contrairement aux indications premières qui prévoyaient « des bureaux de vote partout en France », le vote devait en effet finalement se limiter à un exercice digital afin de tenir compte du contexte de pandémie qui, selon les organisateurs « aurait empêché de nombreuses personnes de participer ».

Et c’est ainsi que le 30 janvier 2022, sans qu’aucun débat ne vienne éclairer le scrutin, 392 738 votants sur les 467 000 inscrits participèrent. Christiane Taubira reçut la meilleure note avec une mention globale « bien + » décernée par 67 % des votants, devant Yannick Jadot évalué par 66 % des votants comme « assez bien + », puis Jean-Luc Mélenchon « assez bien », Pierre Larrouturou « passable +», Anne Hidalgo « passable + », Charlotte Marchandise « passable – » et Anna Agueb-Porterie « insuffisant ».

Quels enseignements peuvent être tirés de cette initiative ?

A bien des égards, alors que les organisateurs ont toujours mis en avant leur volonté de clarifier le désordre qui caractérise la gauche dans cette campagne, cette entreprise aura surtout été génératrice de confusion.

Ainsi par exemple, cette votation ne parait pas devoir être qualifiée de « primaire ». Cette greffe récente d’une pratique américaine peut en effet se définir comme une sélection préalable à la compétition officielle entre prétendants à l’investiture d’une formation politique. Sa vocation est donc double : réguler la compétition interne et permettre le rassemblement ultime autour du candidat choisi. Tel n’est évidemment pas le cas ici.

D’abord parce que sur les 7 personnalités proposées au vote, 3 avaient explicitement indiqué ne pas se reconnaître dans le principe et dans les modalités du scrutin. Dès lors, ils avaient annoncé qu’ils ne tiendraient pas compte de son résultat. Cette initiative n’a donc en rien été utile à la sélection d’un candidat commun.

Ensuite, car loin de fédérer, ce scrutin a contribué à morceler un peu plus la gauche en installant une nouvelle candidate à une liste déjà fournie. Ce constat est d’autant plus étonnant que Christiane Taubira dans sa vidéo du 17 décembre 2021 où elle annonçait envisager de se présenter à l’élection présidentielle, précisait cependant qu’elle « ne serait pas une candidate de plus ».

De même, il est probablement présomptueux de lui attribuer la qualification de « populaire ».  Le concept de « peuple » n’est ni donné ni transparent et la littérature qui s’attache à dissoudre les incertitudes affectant la notion ne conclue pas à une définition consensuelle.

Dans le cas d’espèce, en volume, il est notable que le chiffre des inscrits est éloigné de l’espérance initiale (moins de 400 000 contre 2 millions). Et s’il est plus élevé que le nombre des votants à la primaire écologiste de septembre 2021 (104 700) et au congrès LR de décembre (114 000), il ne peut pas concurrencer la participation de la primaire du PS des 9 et 16 octobre 2011 qui avait rassemblé 2,6 millions de participants, ni celle de 2017 où 1,6 millions s’étaient exprimés, ni évidemment celle de la droite et du centre des 20 et 27 novembre 2016 avec ses 4,3 millions de votants.

Par ailleurs, rien n’atteste que les votants de ce scrutin innovant mais complexe seraient issus des électorats les plus abstentionnistes : les jeunes, les ouvriers, les catégories populaires, les habitants des quartiers dits sensibles… En effet, les études de l’INSEE soulignent que non seulement l’illectronisme, ou illettrisme numérique, concerne 17 % de la population mais en sus, qu’une personne connectée sur cinq est en réalité incapable de communiquer via Internet (les personnes les plus âgées, les moins diplômées, aux revenus modestes, celles vivant seules étant les plus touchées par le défaut d’équipement comme par le manque de compétences). Le corps électoral qui s’est exprimé est donc plausiblement très comparable à celui des votes internes des partis.

Quelles conséquences pourrait avoir cette « primaire » populaire ?

A compter du moment où elle a échoué dans son intention première, les conséquences seront sans doute limitées. Elle ne peut pas plus prétendre avoir contribué à renouveler les pratiques politiques, ni à dépoussiérer le fonctionnement des partis. Elle ne figurera donc pas comme un modèle pour l’avenir.

Reste l’usage de cette technique du « jugement majoritaire » qui a bénéficié d’une puissante visibilité. Jusqu’à présent, elle n’avait fait l’objet que d’exercices limités (par exemple trois bureaux de vote à Orsay en 2007, un sondage commandé par Terra Nova à la veille du premier tour de l’élection présidentielle de 2012 ou encore dans le cadre de budgets participatifs. …) ce qui n’avait pas suffi pour susciter un débat sur sa pertinence et sur la plus-value que cette technique prétend apporter par rapport au scrutin majoritaire. Cette expérience aussi originale qu’inédite pourra donc utilement nourrir les réflexions.

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