Par Philippe Conte – Professeur de droit privé à l’Université Panthéon-ASSAS
La semaine tragique qui précède la publication de cet article a vu naître de multiples questionnements concernant le régime de la légitime défense. Une partie de ces interrogations vise la légalité de la défense d’un lieu habité par ses occupants. Invitée sur BFMTV, Marion Maréchal préconisait l’instauration d’une « présomption irréfragable de légitime défense au domicile » : mais est-ce réellement possible ? Philippe Conte, professeur de droit privé à l’Université Panthéon-Assas nous offre un éclairage sur ce sujet.

Dans quelle mesure, dans un État de droit, la légitime défense peut-elle être admissible ?

La légitime défense permet de se substituer à la police : il s’agit de prévenir, à sa place, la commission d’une infraction en commettant soi-même une infraction pour y faire obstacle (tuer un agresseur qui s’apprête à tuer). En tant qu’elle pallie ainsi une défaillance de l’État et qu’elle est une riposte à une agression injuste, cette infraction, exceptionnellement, est donc jugée légitime, si bien que son auteur n’encourt aucune responsabilité pénale : lui appliquer une peine serait dénué de sens, puisqu’il a agi utilement pour la société. Mais encore faut-il que la riposte obéisse aux conditions qui encadrent la légitime défense et destinées à en limiter les excès potentiels : l’infraction en riposte doit apparaître comme ayant été à la fois nécessaire au maintien de l’ordre (l’urgence n’a pas permis de se placer sous la protection de la police) et proportionnée au mal dont l’agression était porteuse et qu’elle a permis d’éviter (la proportionnalité, qui relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, n’est pas l’équivalence : est en état de légitime défense la femme qui, menacée d’être violée, abat son agresseur, quand bien même l’atteinte à la liberté sexuelle est moins grave que l’atteinte à la vie).

La légitime défense ne se résume donc pas à une prérogative individuelle : il s’agit de défendre la société, si bien que la légitime défense d’autrui, et pas seulement de soi-même, est admise, des personnes comme des biens.

Existe-t-il des cas où la légitime défense est présumée ?

Le Code pénal prévoit effectivement deux cas de présomption de légitime défense, au bénéfice de celui qui a commis une infraction « pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité », ou « pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence » (art. 122-6, 1°, 2° C. pén.). Alors que, d’ordinaire, c’est à la personne qui prétend avoir agi en état de légitime défense de le prouver, ici, il ne lui appartient donc pas de le faire.

Ces présomptions, qui furent jugées irréfragables au XIXe siècle, sont considérées aujourd’hui par la Cour de cassation (en tout cas pour la première d’entre elles, la solution est incertaine pour la seconde) comme relevant de la catégorie des présomptions simples, susceptibles d’être renversées par la preuve contraire : c’est au ministère public d’établir que l’auteur de la riposte a agi dans des circonstances qui n’étaient pas celles requises (que l’acte commis n’était pas nécessaire pour éviter l’infraction conjurée ou ne fut pas proportionné au péril que celle-ci faisait planer).

Qu’apportent réellement ces présomptions à ceux qui en bénéficient ?

En attribuant la charge de la preuve au ministère public, ces présomptions sont respectueuses de la présomption d’innocence, selon laquelle ce n’est pas à la personne poursuivie de prouver qu’elle est innocente, mais au procureur de la République de prouver qu’elle est coupable.

Mais, simplement réfragable, une présomption présente pour l’auteur de l’infraction qui s’en prévaut un avantage finalement limité, dès lors que la preuve contraire peut être facilement rapportée, notamment au stade de l’instruction où les importants pouvoirs d’investigation du juge permettront de reconstituer très exactement les faits.

Toutefois, on ne dit pas suffisamment que, sous la présomption, se dissimule un assouplissement des conditions de fond qui encadrent d’ordinaire la légitime défense. S’il ne s’agissait, en effet, que de présumer, il faudrait seulement vérifier, en cas de contestation, que l’infraction commise a bien été nécessaire et proportionnée ; or, dans les situations où la légitime défense est présumée, la condition de proportionnalité entre l’agression et la riposte apparaît appréciée de façon beaucoup plus souple. Ainsi, la légitime défense a-t-elle été admise dans un cas où une personne avait blessé avec une arme à feu un intrus ayant pénétré par effraction et de nuit dans son domicile pour y commettre un vol : dans un cas de légitime défense non présumée, l’atteinte à l’intégrité physique du voleur aurait été jugée au contraire disproportionnée par rapport au risque d’une simple atteinte à la propriété d’un bien (d’autant plus que, concernant la défense des biens, la proportionnalité est plus strictement évaluée que pour la défense des personnes).

Pareil élargissement des conditions habituelles de la légitime défense est d’ailleurs naturel : dans le cas d’une agression subie la nuit, dans un lieu où l’on se sent à l’abri puisque l’on y est le maître, il serait illusoire d’exiger de la personne dérangée dans son sommeil un parfait sang-froid et une totale sûreté de jugement. Le droit n’est pas fait pour les héros. Aussi, l’étude de la jurisprudence montre-t-elle qu’en réalité, le bénéfice de la présomption n’est refusé que lorsqu’il est établi que l’auteur de la riposte ne s’est pas mépris sur la réalité du risque : ainsi du père qui tue, de nuit, une personne ayant pénétré dans son domicile par effraction, mais qui sait qu’il s’agit de l’amant de sa fille, venu la rejoindre.

Si les présomptions étaient irréfragables, toute discussion de ce genre serait sans objet : dès lors que les circonstances de la présomption seraient objectivement réunies et vérifiées (par exemple, entrée nocturne par effraction dans un domicile privé), l’infraction commise en riposte serait nécessairement justifiée, sans que l’on puisse débattre de son caractère nécessaire ou proportionné ni s’interroger pour savoir ce que l’auteur de la riposte a réellement perçu de la situation. La légitime défense serait donc inconditionnée, érigeant le domicile, dans le premier cas de présomption, en un « asile sacré », en sorte que tout intrus qui y pénètre saurait le faire à ses risques et périls. On rappellera que l’État lui-même respecte par principe cet asile, puisque, sauf exceptions, les perquisitions domiciliaires nocturnes sont interdites.

Il faut ajouter, pour terminer, que lors des journées dramatiques que notre pays vient de traverser, le second cas de légitime défense – qui, curieusement, n’a suscité aucun débat – aurait pu être invoqué : ces émeutes ont servi de prétexte à des vols et pillages commis avec violence, dans des circonstances où les forces de police, débordées, ne pouvaient assurer la protection due à des commerçants désemparés, soit les circonstances historiques exactes pour lesquelles cette présomption a été voulue par les auteurs du Code pénal de 1810. Si ces commerçants avaient défendu leurs biens, voire leur vie avec des armes, y compris de jour, ils auraient par conséquent été présumés avoir agi en état de légitime défense. Ce second cas, fort peu rencontré en jurisprudence, pourrait d’ailleurs recouvrir, quant à lui, une présomption irréfragable, comme en a jugé une cour d’assises dans l’une des rares affaires où la question fut soulevée.