Par Aude Rouyère, professeur de droit public, Université de Bordeaux, Institut Léon Duguit

Alors qu’une étude clinique de grande envergure vient d’être lancée pour tester l’efficacité de l’hydroxychloroquine dans le traitement des patients atteints par le Covid-19, l’équipe de l’Institut Hospitalo-Universitaire Méditerranée Infection (IHU) de Marseille dirigée par le professeur Didier Raoult a commencé à la prescrire à ses patients. Cela fait déjà plusieurs semaines que l’hypothèse des vertus de cette molécule notamment commercialisée par le laboratoire SANOFI sous la forme du médicament PLAQUENIL est étudiée. Les premiers résultats l’associant à un antibiotique – l’azithromycine – sont apparus à l’équipe suffisamment encourageants pour décider d’ores et déjà son administration à ses patients infectés par le virus « au plus tôt de la maladie, dès le diagnostic, avant que cela ne s’aggrave » (Professeur P. Parola, chef du service des maladies infectieuses de l’IHU à Marseille).

Dans quel cadre juridique s’inscrit le traitement prescrit par le Professeur Raoult ?

L’administration de l’hydroxychloroquine aux patients atteints du Covid-19 à l’hôpital de Marseille est aujourd’hui perçue par différents observateurs comme relevant d’un « usage compassionnel », comme le sont certains traitements expérimentaux pour des maladies considérées comme incurables. Ce n’est pas dans ce schéma, même si on l’a évoqué (v. infra), que s’inscrit la prescription de l’hydroxychloroquine.

Elle s’inscrit en réalité dans un cadre légal bien précis que revendique l’équipe de l’IHU de Marseille, à savoir celui de l’article L.5121-12-1 complété par les articles R5121-76-1 à R5121-76-9 du Code de la santé publique (CSP). Celui-ci permet en effet la prescription d’un médicament pour une autre utilisation que celle prévue par son autorisation de mise sur le marché (AMM). C’est le cas ici. Deux options existent dans ce cadre. Soit l’obtention d’une recommandation temporaire d’utilisation (RTU) établie par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et qui encadre cette utilisation. Soit, en l’absence de cette dernière, une prescription laissée à l’initiative du médecin et subordonnée à plusieurs conditions.
La démarche thérapeutique engagée à l’hôpital de Marseille à l’initiative de l’IHU emprunte cette seconde voie, puisqu’il n’y a pas eu de RTU justifiant le dépassement de l’AMM.

En l’absence de RTU, la prescription non conforme à l’AMM ne peut alors être faite que  « sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique de son patient ».

Les conditions posées par le Code de la santé publique sont-elles réunies ?

La principale condition pour prescrire la molécule au-delà de son AMM, en l’absence de RTU, suppose la prise en compte des « données acquises de la science ». La légalité des protocoles engagés à Marseille mais aussi désormais dans d’autres CHU en dépend. Aussi, on comprend mieux pourquoi le 22 mars 2020, le professeur Didier Raoult et son équipe ont indiqué :  « nous respectons les règles de l’art et les données les plus récemment acquises de la science médicale ».. Cette notion – les « données acquises de la science » – est bien connue des juristes, puisque la Cour de cassation s’y réfère depuis un célèbre arrêt Mercier de 1936 dans lequel elle définissait l’obligation de soins pesant sur le médecin. Elle est également au centre des obligations déontologiques de tout médecin en bornant sa liberté de prescription. Le terme laisse penser qu’il s’agit d’un ensemble de résultats scientifiques validés et faisant partie du corpus des données reconnues par la communauté médicale. On note d’ailleurs que l’article L1110-5 du CSP relatif aux droits des patients fait, lui, référence aux « connaissances médicales avérées »

Toutefois, dans le contexte évolutif et très incertain de l’épidémie actuelle et au regard du caractère exceptionnel de l’usage d’un médicament hors cadre de l’AMM, on ne saurait appréhender la notion de  « données acquises de la science » dans son sens traditionnel, puisqu’on est par hypothèse dans un cadre nouveau, sinon inédit.

Si le juge venait à être saisi de cette question, en particulier sur le terrain de la responsabilité civile voire pénale, il devra se prononcer en se situant au moment de la prescription elle-même. Avec une question essentielle : les essais cliniques pratiqués à ce jour permettent-ils la constitution de  « données acquises » La connaissance des effets de ce traitement – hydroxychloroquine associée à un antibiotique – sur la population spécifique des patients atteints du virus n’a semble-t-il été jusqu’ici testée que sur une cohorte extrêmement réduite. D’autres études sont lancées depuis peu mais n’ont pas encore livré leurs résultats.

Cet état du savoir correspond-il au standard des  « données acquises de la science »? L’IHU de Marseille le pense. Le Haut conseil de la santé publique ne partage pas ce point de vue puisqu’il recommande de le limiter à un « usage compassionnel » c’est-à-dire réservé à des patients sévèrement atteints. Cette indication fait d’ailleurs elle-même débat au regard de données tenues pour acquises ainsi que l’affirme le Professeur Christian Perronne, chef de service d’infectiologie à l’hôpital de Garches. En effet selon lui, le traitement n’aurait plus d’effet sur des patients se trouvant à un stade très avancé de la maladie.

Dans l’hypothèse d’un contentieux sur cette utilisation, le juge devra procéder à une interprétation circonstanciée de la notion de  « données acquises de la science » et ne pas s’en tenir à la conception classique d’un état du savoir consolidé. Sauf à mettre en cause la raison d’être même de ce dispositif législatif dérogatoire.

La seconde condition tient aux effets du traitement. Le recours à un médicament hors du cadre de son AMM doit être nécessaire pour  « améliorer ou stabiliser l’état clinique » du patient. Cette formulation renvoie à la nécessité d’un ratio favorable déjà mentionnée à plusieurs reprises dans le CSP. La démonstration du caractère positif de ce bilan coût/avantage est également discutée, en l’espèce, au regard d’effets secondaires potentiellement néfastes. Pourtant les médecins qui la prescrivent affirment connaître et maîtriser ceux-ci. Là aussi, il y aura débat.

Chaque praticien se trouve aujourd’hui face à ses propres responsabilités lorsqu’il juge  « indispensable » – c’est la troisième condition – le traitement à l’hydroxychloroquine des patients atteints du Covid-19. Il sait que l’on pourra demain lui reprocher aussi bien d’avoir prescrit le traitement que de ne l’avoir pas fait. Tout dépendra en effet du regard rétrospectif que le juge portera sur son choix, et de sa capacité (volonté?) à faire abstraction des connaissances apportées ultérieurement.

En tout état de cause, les médecins auraient tort de penser qu’ils seront demain à l’abri de tout reproche en se contentant de suivre les recommandations formulées par les différentes instances consultatives en matière de santé publique. L’incertitude médicale actuelle se double en effet d’une incertitude juridique.

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