Par Jean-Christophe Barbato, Professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Chaire Jean Monnet, Laboratoire IREDIES
La loi votée unanimement le 21 février 2022 prévoit la restitution par la France de quinze œuvres aux ayants droits de victimes spoliées par les nazis. Certaines de ces œuvres proviennent d’artistes majeurs, c’est le cas de Rosiers sous les arbres de Gustave Klimt, de Le Père de Marc Chagall et de Carrefour à Sannois de Maurice Utrillo. En France c’est la première fois qu’un texte permet la sortie d’œuvres des collections publiques au bénéfice de particuliers. La loi du 21 février 2022 témoigne d’un double renforcement : celui de l’implication des autorités nationales en faveur des victimes de l’antisémitisme et de leurs ayant droits et de la conscience de la nécessité d’opérer des restitutions. Elle atteste également d’un affermissement de l’éthique muséale, autrement dit de la volonté d’avoir des « musées propres » pour reprendre une expression forgée aux Pays-Bas. Le texte participe d’un mouvement plus vaste, national et international, en faveur de la restitution des œuvres spoliées (cf article de l’auteur sur notre Blog). Le texte du 21 février constitue aussi la confirmation que, sur le plan de la reconnaissance et de la réparation mémorielle, le retour des œuvres entre des mains qu’elles n’auraient pas dû quitter s’impose comme un instrument central du fait de sa force symbolique. Comme l’a pertinemment indiqué un des membres de la Commission des affaires culturelles et de l’Éducation, « restituer un tableau ou un dessin, c’est aussi restituer une part de l’identité, de la mémoire d’une personne ».

De quels fondements juridiques disposent les propriétaires d’œuvres spoliées pour en obtenir la restitution ?

Dès qu’il est question de biens spoliés, les fondements juridiques des restitutions sont exclusivement nationaux. Il existe certes des textes européens et internationaux qui prévoient des processus de retour de biens illicitement sortis de leur territoire. Cela dit, aucun n’a vocation à s’appliquer aux cas des biens spoliés suite aux exactions nazis, entre autres parce qu’ils sont tous dépourvus de portée rétroactive.

En droit interne, deux voies ont été historiquement privilégiées. La première a consisté à créer, en 1949, des Musées Nationaux de Récupération (ci-après « MNR ») qui rassemblent des œuvres considérées comme spoliées et rapatriées de l’Allemagne vers la France. Ces biens sont seulement sous la garde de l’État et ne sont donc pas couverts par le principe d’inaliénabilité. Leur retour peut être demandé directement par les ayants droit sous réserve bien sûr d’apporter des preuves de la spoliation. Ces demandes ne souffrent d’aucune imprescriptibilité. Du fait d’un ensemble de difficultés pratiques, ce système des MNR n’a pas été particulièrement efficace. Les données du ministère font état d’un peu plus 150 biens rendus à ce jour grâce aux MNR. La seconde repose sur l’ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945 (JORF 22 avril 1945) dont l’application aboutit à constater la nullité de l’acte initial de dépossession et donc des actes ultérieurs accomplis par les différents possesseurs ce qui, le cas échéant, fait même échec au principe d’inaliénabilité. Cette ordonnance permet d’obtenir des restitutions tant à des personnes privées qu’à des personnes publiques. Cela implique cependant de devoir passer par une procédure judiciaire parfois complexe et à l’aboutissement incertain en fonction des éléments de preuve avancés.

L’emploi d’un instrument législatif en l’espèce ne doit rien au hasard puisque celui-ci est devenu en pratique le moyen privilégié pour fonder des restitutions.

En quoi le recours à la loi facilite t il la restitution d’œuvres d’art aux Etats comme aux personnes privées ?

Le recours à la loi présente une série d’avantages importants. Il permet tout d’abord de passer outre le principe d’inaliénabilité qui s’applique aux biens appartenant à des collections publiques et en interdit la cession. Ce principe n’ayant pas valeur constitutionnelle, il est en effet possible d’y déroger grâce à une loi spécifique. C’est la même solution qui avait été employée le 24 décembre 2020 pour la restitution d’éléments du patrimoine culturel africain (trésor du Béhanzin et sabre et fourreau attribué à El Hadj Omar Tall) et encore auparavant pour des restitutions de restes humains présents dans les musées (dépouille mortelle de Saartjie Baartman et plusieurs tête maoris).

La loi du 21 février 2022 a toutefois pour spécificité de prévoir une restitution au bénéfice de particuliers, ce qui est une nouveauté puisque, auparavant, les restitutions s’opéraient d’État à État. Dans les relations avec les particuliers, le recours à la loi permet d’éviter la voie judiciaire contrairement à ce qu’implique l’utilisation de l’ordonnance de 1945 précitée.  Or, le passage par un tribunal peut évidemment donner lieu à un ensemble de complications malvenues en termes de respect des victimes ou de leurs ayant droit et renvoie un message politique problématique puisque les autorités publiques placées en position de défenseur peuvent être perçues comme renâclant à restituer.

Le Loi à l’inverse permet une restitution plus rapide et atteste d’une volonté politique claire. De plus, dans un pays historiquement aussi marqué par le légicentrisme que le nôtre, ce recours à la Loi témoigne, peut-être plus qu’ailleurs, d’un engagement national en faveur des restitutions et nimbe celui-ci d’une solennité particulière. Cette expression d’une volonté générale est d’autant plus affirmée en l’espèce que le texte du 21 février a été voté à l’unanimité

Compte tenu de ses avantages juridiques – dérogation au principe d’inaliénabilité et évitement d’une procédure judiciaire – et symbolique, le recours à la loi s’impose comme l’instrument fondamental en matière de restitution envers les particuliers. Pour autant, cet instrument tel qu’il est aujourd’hui employé présente des limites qui rendent nécessaires des réflexions sur son évolution.

Quels dispositifs législatifs pourraient être mis en place pour renforcer l’efficacité des restitutions  ?

Chacune des restitutions opérées par la loi constitue une dérogation ponctuelle au principe d’inaliénabilité. Le texte du 21 février déroge ainsi à l’article L 451-5 du code du patrimoine pour les biens appartenant à des collections publiques comme c’est le cas pour la totalité des œuvres visées à l’exception du tableau de Maurice Utrillo. Ce dernier était conservé au musée Utrillo-Valadon qui n’avait pas reçu le label « musée de France ». Dès lors, c’est au principe général d’inaliénabilité prévu à l’article L 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques que la loi fait exception.

Cette logique dérogatoire paraît difficile à tenir à long terme car il est plus que probable que les cas de restitutions soient destinés à se multiplier compte tenu de l’engagement public en leur faveur, qu’il s’agisse de restitutions d’État à État comme pour le patrimoine culturel africain et au bénéfice des particuliers comme c’est le cas ici.

Or, plutôt que de voir se multiplier les textes dérogatoires, il semble indispensable de préparer un cadre général qui permettrait de rendre plus rapides les restitutions et d’offrir des critères précis. Le Conseil d’État et le rapport remis par M. David Zivie à la ministre de la culture en 2018 et consacré aux biens spoliés se sont prononcés en ce sens.

Une mission de réflexion portant spécifiquement sur les biens d’origine coloniale a déjà été confiée par la Présidence de la République à M. Jean-Luc Martinez, ancien président du Louvre et ambassadeur pour la coopération internationale dans le domaine du patrimoine. Parallèlement, depuis le mois de janvier 2022, une proposition de loi portant sur le même objet est en cours d’examen au Sénat.

Si l’élaboration d’une telle loi-cadre apparaît nécessaire, la détermination des critères encadrant les restitutions constitue une tâche délicate. Il s’agit d’éviter la mise en place d’un mécanisme conduisant à dépouiller les musées tout en permettant des restitutions efficaces. Il s’agit aussi, et cela semble fondamental, de réfléchir à un mécanisme donnant un sens précis à ces restitutions et qui, pour les biens d’origine coloniale, doit consister à favoriser le dialogue des histoires et des récits de chaque société afin que ces restitutions soient l’occasion de tisser la trame d’une histoire partagée et évitent de nourrir le cercle des acrimonies. De ce point de vue, la mise en place de missions scientifiques entre la France et le pays concerné par chaque restitution et l’élaboration de textes communs sur l’histoire, généralement complexe, de tel ou tel bien constituent des pistes qui mériteraient certainement d’être suivies.

Enfin, plutôt qu’une loi-cadre englobant la totalité des cas, il paraît préférable de mettre en place deux systèmes différenciés. Le premier viserait les relations inter-étatiques et principalement, de fait, la restitution du patrimoine culturel africain. Le second concernerait le retour des biens juifs spoliés. De nombreux éléments militent en ce sens. Tout d’abord, les situations historiques visées sont radicalement différentes de sorte que les critères qui devraient être pris en compte devront être distincts. Ensuite, la symbolique des restitutions n’est pas identique. Si la logique de réparation est présente dans les deux cas, il s’agit pour le patrimoine culturel africain de permettre aux populations du continent de pouvoir accéder à des éléments patrimoniaux importants symboliquement et historiquement et de favoriser un dialogue apaisé entre les nations en faisant histoire commune. Pour les biens spoliés, il s’agit essentiellement de redonner aux victimes d’un génocide une part de leur identité et de la dignité qui leur a été volée. Dès lors, l’existence d’un seul texte reviendrait à brouiller la signification que l’on souhaite donner aux restitutions et, surtout, générerait une forme de confusion historique de situations très différentes qui s’avèrerait particulièrement problématique. A ces deux éléments décisifs, s’ajoute que les moyens qui doivent être mobilisés diffèrent également, ainsi le retour des biens spoliés implique notamment de recourir à des généalogistes ce qui constitue une spécificité.

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