Par Jean-Baptiste Vila, Maître de conférences, HDR en droit public, Université de Bordeaux, Directeur scientifique de la Chaire « Régulation des jeux », Fondation Bordeaux Université de Bordeaux
En février 2022, l’Autorité nationale des jeux (autorité de régulation du secteur des jeux d’argent) adoptait de nouvelles lignes directrices relatives aux communications commerciales des opérateurs de jeux d’argent, fixant ainsi un cadre de bonnes pratiques (voir Article sur notre Blog de l’auteur). L’ambition poursuivie visait à couvrir un spectre plus large que celui de la traditionnelle publicité à la télévision. Le titre de cet acte de soft law le démontre: la communication commerciale peut couvrir des supports tel que les réseaux sociaux, les plateformes vidéo (twitch…) ou encore le champ d’activités des influenceurs. Pourtant, c’est le support TV et la publicité insérée entre des programmes à destination des téléspectateurs qui a permis à l’ANJ de prendre sa première décision sur le fondement de ces lignes directrices. Ainsi le 15 mars 2022 elle a décidé d’interdire la publicité intitulée « Tout pour la daronne » de l’opérateur Winamax, site de paris sportifs et de poker en ligne qui laissait entendre qu’une des motivations des parieurs était de gâter leurs proches.
Comment des « lignes directrices » peuvent-elles donner lieu à des sanctions ?
Les « lignes directrices » sont généralement appréhendés comme des actes de soft law, c’est-à-dire une catégorie générique qui englobent aussi d’autres actes comme les « préconisations » ou encore les « recommandations ». Ces actes ont en principe une normativité plus faible que les traditionnelles décisions de l’administration qui, en raison des conséquences qu’elles ont pour leur(s) destinataire(s), ouvrent droit à un recours contentieux. A l’inverse, les actes de soft law, telles que les lignes directrices adoptées par l’ANJ au début de l’année 2022 pour encadrer les communications commerciales des opérateurs de jeux d’argent, ne devaient pas initialement produire de conséquences pour les tiers et ne pouvaient faire l’objet d’un recours contentieux.
Cependant, la logique n’est plus la même aujourd’hui. Depuis une dizaine d’années, d’abord sous l’impulsion de pratiques issues de régulateurs, d’opérateurs, puis du juge administratif, une évolution s’est produite et, dorénavant, les actes de soft law sont susceptibles d’être contrôlés par la juridiction administrative dans le cadre d’un recours contentieux dans la mesure où ils produisent des effets contraignants pour leur(s) destinataire(s).
C’est bien le sujet dans le cas d’espèce des lignes directrices adoptées par l’ANJ au début de l’année et qui viennent de permettre à ce régulateur d’interdire la publicité « Tout pour la daronne » qui permettait à Winamax de commercialiser ses services et produits auprès du grand public.
Sur quel fondement l’ANJ a-t-elle justifié la sanction de la publicité de Winamax?
L’ANJ a pris sa décision du 17 mars 2022 en se fondant sur les lignes directrices adoptées le 17 février 2022 sur le fondement du décret du 4 novembre 2020. Le communiqué de l’ANJ ne laisse pas de place pour le doute en indiquant que : « cette publicité véhicule le message selon lequel les paris sportifs peuvent contribuer à la réussite sociale, ce qui est interdit par le décret du 4 novembre 2020 encadrant le contenu des communications commerciales pour les jeux d’argent, tel qu’interprété par l’ANJ par ses lignes directrices ».
C’est bien ces deux textes (le décret de 2020 complété par les lignes directives de 2022) qui justifient la décision d’intedire la publicité « Tout pour la daronne » de Winamax. La portée de sa décision ne laisse d’ailleurs pas de place pour le doute : la décision interdit cette publicité, sur tous les supports de diffusion, dans un délai d’un mois sous peine de sanction. Le contenu de la décision est d’ailleurs tout à fait intéressant à plus d’un titre.
D’abord le régulateur nous livre sa méthode de contrôle. Au-delà du cadre de référence le régulateur prend soin de contrôler dans le détail le contenu, les images, symboles véhiculés par la communication commerciale. Ce sont ceux-ci qui vont permettre au régulateur de statuer et, s’ils ne sont pas conformes au cadre de référence, éventuellement d’interdire une publicité, voire de sanctionner l’opérateur.
Par ailleurs, aux termes de la décision, le Collège de l’ANJ a pris soin de ne pas mentionner les sanctions encourues par l’opérateur si celui-ci ne se conformait pas à l’interdiction d’utiliser cette communication commerciale. De ce point de vue, la décision est cohérente car seule la Commission des sanctions de ce régulateur peut statuer sur cette question.
Enfin, et alors même que les lignes directrices adoptées le 17 février 2022 prenaient soin de rappeler qu’elles « donnent des éléments d’interprétation » du décret qui prévoit les modalités de régulation de l’ANJ, force est de constater que qu’elles ne se contentent pas de définir un cadre souple. De facto les opérateurs (tout comme le régulateur certainement) les perçoivent comme des normes contraignantes. Il ne s’agit plus de « conseils », « d’orientations » ou encore d’« interprétations »/ « explications ». Les lignes directrices deviennent ici une véritable décision permettant de sanctionner (comme dans le cas Winamax) et ouvrant ainsi droit à un recours contentieux.
Que penser de l’équilibre à trouver entre protection du consommateur et liberté du commerce et de l’industrie ?
Il peut sembler antinomique d’ouvrir à la concurrence les paris sportifs, voire d’autres segments des jeux d’argent, et de limiter dans le même temps les opérations de communications commerciales des opérateurs.
D’un côté, les segments sont ouverts à la concurrence ou sous droit exclusif et les textes permettent une exploitation commerciale de structures et de plateformes proposant des jeux d’argent. De l’autre, la réglementation poursuit des objectifs de maîtrise de la consommation des jeux d’argent, de son interdiction aux mineurs et de lutte contre le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme.
Si on applique ces deux axes aux publicités des opérateurs de jeux d’argent, on dirait que, d’un côté, les communications commerciales sont permis (comme n’importe quel autre secteur) pour permettre un essor de ce marché, et que, de l’autre, les objectifs de la réglementation impose des restrictions spécifiques pour empêcher le jeu interdit ou excessif.
D’aucuns pourraient considérer que le dispositif mis en œuvre n’est pas tout à fait cohérent en ce qu’il s’appuie sur des lignes directrices en fait obligatoires puisque leur application est sanctionnée. Mais je crois que nous touchons là à la substantifique moelle de cette activité des jeux d’argent qui nous est d’ailleurs rappelée à l’article L. 320-2 du Code de la sécurité intérieure : « Les jeux d’argent ne sont ni un commerce ordinaire, ni un service ordinaire ». Tout est dit ici. Ils constituent un commerce et un service. Mais leurs caractéristiques internes et leurs externalités négatives justifient un encadrement strict dans lequel la distinction soft law/ hard law n’est que peu opérante.