Par Philippe Brun, Agrégé des facultés de droit, Avocat général en service extraordinaire à la Cour de cassation

Les arrêts rendus le 29 janvier dernier par la cour d’appel de Douai ont retenu l’attention de la presse, en tant que s’y trouve consacrée, au profit de mineurs des houillères du bassin de Lorraine (plus de 700 salariés dans la procédure, et autant d’arrêts rendus le même jour sur la base de deux modèles de motivation reproduits –un pour les mineurs de fond, l’autre pour les mineurs de jour-) la réparation du préjudice d’anxiété.

Sur quelles bases jurisprudentielles s’appuient ces décisions de la cour d’appel de Douai ?

En réalité, le principe de la réparation d’un tel type de préjudice, qui fut d’abord l’apanage des salariés exposés à l’amiante, a été admis pour les mineurs à l’occasion de l’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 11 septembre 2019 (n° 17-24879).

La Cour de cassation avait alors censuré une cour d’appel pour avoir, sans motifs suffisants, admis que l’employeur avait mis en œuvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Saisie comme cour de renvoi, la cour de Douai a ainsi fait droit aux prétentions de quelque 726 mineurs exposés à l’inhalation de poussières minérales, du charbon et de la silice, de poussières de roches, de poussières et fibres d’amiante, et alloué à chacun la somme de 10 000 euros au titre du préjudice d’anxiété, non sans avoir repris la formule de la chambre sociale selon laquelle « le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité. »

Quelle est la portée de ces décisions ?

Ces décisions sont incontestablement marquées d’une forte charge symbolique, dans la mesure où elles permettent l’indemnisation de centaines de mineurs de fond. A cet égard, on peut dire qu’elles assurent la mise en œuvre concrète de l’importante rupture opérée par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation qui, à l’occasion d’un arrêt du 5 avril 2019 (n° 18-17442), avait admis que des salariés victimes d’exposition à l’amiante puissent invoquer le préjudice d’anxiété alors même qu’ils n’étaient pas éligibles à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA).

Logiquement, un tel déverrouillage avait vocation à profiter par contrecoup à des salariés exposés aux dangers d’autres substances. Pour autant, si l’évolution du droit de ce point de vue est d’envergure, notamment en ce qu’elle contribue à une certaine « banalisation » du préjudice d’anxiété qu’on peut juger bienvenue, elle ne doit pas occulter les aléas somme toute importants auxquels sont confrontés les salariés demandeurs, ce non seulement en ce qui concerne la preuve de l’exposition au risque qui demeure à leur charge, mais aussi quant aux possibilités d’exonération de l’employeur.

Le préjudice d’anxiété reste assez largement marqué du sceau de la suspicion : l’angoisse suscitée par le risque de contracter une pathologie ne serait, selon une vulgate en cours jusque chez certains juristes qu’un pseudo-préjudice : « puisqu’on vous explique que la maladie ne se déclarera peut-être jamais ! ». Il faut le dire et le redire, outre que l’anxiété dont il s’agit peut revêtir une dimension pathologique et donc indiscutablement préjudiciable, on doit pouvoir lui reconnaître droit de cité même à la supposer ravalée au rang de désagrément. Si l’on se souvient que le préjudice est usuellement défini comme la lésion d’un intérêt, qui contestera qu’il existe un intérêt à ne pas vivre dans l’anxiété constante de la réalisation d’un risque ? Puissent des décisions du genre de celle rendue par la cour de Douai contribuer à le rappeler.  Pour ne prendre qu’un exemple parmi plus de 700, est-il déraisonnable d’allouer une certaine somme au titre du préjudice d’anxiété aux ayants droit celui qui embauché à 21 ans, ayant travaillé treize ans dans des puits en qualité de mineur, atteint d’une silicose débutante à 38 ans, reconnue maladie professionnelle dix ans plus tard, est décédé à l’âge de 63 ans, au motif « qu’il a bien subi, jusqu’à la découverte de cette pathologie, un préjudice consécutif à l’anxiété générée par cette situation et rapportée par ses proches » ?

Reste il est vrai une question que pose ce genre de procédures « groupées », quant à l’évaluation du préjudice : l’allocation de la même somme à toutes les victimes ne procède-t-elle pas d’une forfaitisation inavouée et contraire au principe d’individualisation de la réparation ? Ce serait rendre un bien mauvais service au préjudice d’anxiété que d’en faire une indemnité de « consolation » plus ou moins standardisée…

Certes, mais admettons cependant qu’en l’occurrence, l’acuité de l’exposition et le nombre de victimes dans la même procédure peut expliquer sinon justifier cette uniformité du quantum de la réparation. Il n’est sans doute pas indifférent de préciser que, au sein de cette cohorte de plus de 700 salariés, entre juin 2013 et septembre 2020, le tiers d’entre eux (une proportion tout à fait considérable) s’était d’ores et déjà vu reconnaître une maladie professionnelle, et certains jusqu’à trois maladies professionnelles différentes.  D’où peut-être dans l’esprit du juge cette idée d’uniformiser l’indemnité due au titre du préjudice d’angoisse. Il est bien évident que pareille évaluation globalisée ne saurait prévaloir en général, pas plus ici que pour l’indemnisation des salariés exposés à l’amiante.

Quoi qu’il en soit, et si ces décisions de la cour d’appel de Douai feront assurément date, il faut se garder de sous-estimer les aléas et difficultés auxquels sont confrontés les salariés engagés dans de telles procédures.

Quelles sont les limites d’une telle jurisprudence ?

C’est d’abord la question de la preuve de l’exposition aux substances toxiques qui peut s’avérer assez délicate, en particulier lorsque l’on se situe en dehors des schémas d’exposition « de masse » comme en l’espèce. C’est aussi et surtout la caractérisation du préjudice d’anxiété qui dans bien des cas sera difficile. Enfin, il faut se souvenir que si l’employeur est tenu d’une obligation de sécurité, il peut échapper à sa responsabilité en justifiant qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Dans cette affaire, l’employeur ne manquait pas de faire valoir la mise en place de techniques visant à réduire les poussières et soutenait avoir pris des mesures de protection individuelle en distribuant des masques dès 1940. Sa démonstration n’a pas convaincu la cour, et ce sont ici les salariés qui l’ont emporté dans cette confrontation d’attestations et de témoignages, mais nul doute que le débat autour de la réalité du préjudice d’anxiété et des diligences accomplies par l’employeur pour conjurer le risque, d’issue incertaine, se reproduira immanquablement dans chaque instance de ce type.