Par Valère Ndior – Professeur de droit public à l’Université de Bretagne Occidentale

Le réseau social TikTok a été interdit en Somalie le 20 août 2023 après avoir été accusé par le gouvernement de contribuer à la propagation de contenus « terroristes » et « immoraux ». Il s’agit d’une nouvelle étape dans la longue série des mesures restrictives adoptées par des gouvernements contre ce service à des fins d’ordre public, de sécurité nationale ou de protection de la vie privée.

Dans quel contexte s’inscrit l’interdiction décrétée par l’Etat somalien ?

Le gouvernement somalien a interdit, par un décret daté du 20 août 2023, les applications TikTok, Telegram et 1XBet. Concernant TikTok, la mesure est notamment justifiée par le risque d’exploitation du service par le mouvement extrémiste Chabab – affilié à Al Qaida – à des fins de propagande et par la lutte contre la désinformation. Selon le communiqué du ministre des Communications Jama Hassan Khalif, il est ordonné « aux entreprises Internet de mettre fin aux applications susmentionnées, utilisée par des groupes terroristes et immoraux pour diffuser de façon constante des images horribles ainsi que de la désinformation auprès du grand public ».

Créée en 2016, TikTok est la version internationale de l’application Douyin, exploitée par l’entreprise chinoise ByteDance. TikTok est alimentée par les activités de plus d’un milliard d’utilisateurs à travers le monde, dont environ 150 millions en Europe. La Somalie est loin d’être le seul Etat à avoir déclaré TikTok persona non grata sur son territoire au cours des dernières semaines. Le réseau social a été interdit par le gouvernement sénégalais le 2 août 2023, dans le contexte de mobilisations populaires en amont de l’élection présidentielle de 2024. Celui-ci considère TikTok comme un outil « privilégié par les personnes mal intentionnées pour diffuser des messages haineux et subversifs menaçant la stabilité du pays ».

TikTok est la cible de nombreuses autres restrictions d’origine gouvernementale à travers le monde, qu’il s’agisse de l’Inde qui a banni le réseau social depuis 2020 ou d’autres Etats comme la France, le Canada, la Belgique, l’Australie ou le Royaume-Uni qui ont successivement interdit l’installation de l’application sur les téléphones professionnels de leurs agents publics (en France, c’est en mars 2023 que TikTok a été déclarée indésirable sur les téléphones professionnels des agents publics, cf. l’instruction du ministre français de la Transformation et de la Fonction publiques visant les applications récréatives). Aux Etats-Unis, le Gouverneur de l’Etat du Montana a été le premier à interdire l’application sur le territoire national, le 17 mai 2023, afin de protéger les « données personnelles, privées et sensibles » des citoyens ainsi que les « informations susceptibles de faire l’objet de collecte de renseignements par le Parti communiste chinois ».

Quelles sont les principales accusations visant TikTok ?

C’est essentiellement sur le fondement de préoccupations de cybersécurité, de sécurité nationale ou de protection de la vie privée que TikTok a fait l’objet de mesures de contrôle depuis le début des années 2020. Plusieurs gouvernements à travers le monde, au premier titre le gouvernement états-unien, allèguent qu’il existe des liens étroits entre ByteDance et le Parti communiste chinois au pouvoir, voire que ce dernier serait en mesure d’accéder aux données des utilisateurs de l’application. Invoquant des risques pour la sécurité nationale des Etats-Unis, l’ancien président Donald Trump avait adopté en août 2020 un executive order destiné à interdire TikTok sur le territoire. Ce dernier avait toutefois fait l’objet d’un recours judiciaire et été déclaré illégal avant que l’Administration Biden ne le révoque en 2021. La controverse ne s’est pourtant pas arrêtée à la fin du mandat de Donald Trump. Le PDG de TikTok, Shou Zi Chew, a été auditionné le 23 mars 2023 par le U.S. Energy and Commerce Committee (un comité du Congrès des Etats-Unis) alors qu’était étudiée l’opportunité d’interdire TikTok. Le dirigeant a dû répondre aux questions des parlementaires sur l’existence de liens de contrôle ou de dépendance entre TikTok, ByteDance et les autorités chinoises. Les garanties qu’il a tenté d’apporter quant au sort des données des utilisateurs n’ont pas convaincu les autorités, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. Pour rassurer les gouvernements, TikTok a proposé la mise en œuvre de deux projets, le projet Texas au Etats-Unis et le projet Clover en Europe. Ces projets, dont l’existence a été révélée en mars 2023, sont notamment destinés à limiter le transfert de données des utilisateurs de TikTok vers la Chine, grâce à la création de centre de données dédiés. Ces engagements n’ont, semble-t-il, pas suffi à présenter les garanties suffisantes, compte tenu de la multiplication des restrictions.

Quels sont les enjeux juridiques de ces restrictions à l’échelle internationale ?

Il est difficile d’analyser ces restrictions de façon globale, sauf pour se borner à constater qu’un nombre croissant d’Etats a réduit l’emprise de TikTok sur leurs marchés respectifs grâce à une variété d’outils juridiques. Dans certains cas, des doutes légitimes sur les garanties offertes par TikTok en matière de cybersécurité justifient l’adoption des mesures susmentionnées, notamment à la lumière d’enjeux de sécurité nationale ou de protection de données personnelles. Dans d’autres cas en revanche l’interdiction de TikTok a été un moyen, pour les autorités confrontées à des mobilisations populaires, de limiter la capacité de la société civile à communiquer et à documenter les actions des forces de l’ordre – autrement dit de restreindre leur liberté d’expression et de réunion sous couvert de lutte contre la désinformation et la propagation de contenus illicites. Enfin, comme l’a souligné à plusieurs reprises le chercheur Julien Nocetti, TikTok est également un devenu un levier géopolitique. Les mesures prises contre le réseau social révèlent le positionnement des gouvernements face à la Chine, dont TikTok est parfois perçu comme une émanation ou comme un outil d’espionnage. Alors que TikTok affirme constamment n’être soumise qu’à un contrôle minimal par le gouvernement chinois, les autorités chinoises ont affirmé leur intention de s’opposer à toute cession contrainte du service à une entreprise américaine.

Pourtant, même aux Etats-Unis, de nombreuses voix se sont déclarées hostiles à une interdiction pure et simple de TikTok. Des chercheurs soulignent notamment les risques d’atteinte à la liberté d’expression et la disproportion d’une telle mesure du point de vue du droit international, alors que d’autres entreprises américaines exploitent également des masses colossales de données à des fins commerciales. D’ailleurs, tant Meta que X (anciennement Twitter) ont fait l’objet d’interdictions dans différents pays, pour des motifs formellement analogues à ceux qui sont invoqués pour TikTok.

Qu’en est-il dans l’Union européenne ?

TikTok fait partie de la liste des Très grandes plateformes en ligne qui doivent se soumettre à des obligations renforcées au titre du Règlement sur les services numériques (ou Digital services Act – DSA). Ce règlement européen adopté le 19 octobre 2022 est entré en application le 25 août 2023 pour cette catégorie de plateformes. A l’instar d’autres plateformes, TikTok doit désormais se conformer aux obligations contenues dans le règlement en matière de modération des contenus, audits algorithmiques, transparence des procédures ou prévention de risques dits « systémiques ». TikTok a révélé le 4 août 2023 sa feuille de route concernant sa mise en conformité avec le règlement. Elle s’y est engagée à adapter ses mécanismes de signalement, à faire preuve de transparence en matière de modération, à rendre des comptes sur le fonctionnement de ses algorithmes, à mettre un terme aux recommandations publicitaires pour les mineurs et à se plier aux règles de l’UE. TikTok pourrait aussi devoir s’adapter à l’évolution de la législation française alors qu’est actuellement débattu un projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique.