Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Un dessin de Xavier Gorce portant sur l’inceste publié dans une newsletter du journal Le Monde, a suscité des réactions indignées en particulier sur les réseaux sociaux. Ce tollé a conduit le journal à formuler des excuses auprès de ses lecteurs au motif notamment que ce dessin confus et déplacé dans certains de ses termes pouvait légitimement heurter certains lecteurs et que le rapprochement qu’il opérait entre l’inceste et la transidentité était malvenu. À la suite de ces excuses, le dessinateur a démissionné du journal. Ce départ a à son tour provoqué de vives critiques à l’égard du journal Le Monde. Plusieurs de ses contempteurs ont stigmatisé une censure inacceptable au nom d’un moralisme victimaire.

Que peut évoquer au juriste l’affaire autour du dessin de Xavier Gorce ?

A la vérité, le juriste peut se sentir mal à l’aise face à cette séquence. Du point de vue du droit, elle est limpide. Le dessin litigieux n’entrait pas dans le champ des différentes infractions de la loi du 29 juillet 1881 qui sanctionnent les abus de la liberté d’expression. En particulier, on voit mal un tribunal juger que ce dessin humoristique serait constitutif du délit d’injure publique « transphobe » ou du délit de provocation à la discrimination à l’égard des personnes transexuelles ou intersexuelles. De même, parce qu’il a la maitrise de sa ligne éditoriale, il était loisible au journal Le Monde de se désolidariser du dessin en question et de présenter ses excuses à ses lecteurs. Enfin, même si nous ne disposons pas d’informations au sujet de la nature du lien juridique entre le journal Le Monde et Xavier Gorce, il était tout aussi loisible à ce dernier de cesser sa collaboration avec le journal. Bref, du point de vue du juriste, on pourrait dire « circulez, il n’y a rien à voir ».

Pour autant, cette affaire n’illustre-t-elle pas une remise en cause de la liberté d’expression ?

Effectivement, la liberté d’expression ne sort pas indemne de cette séquence. Mais, la menace qui pèse sur elle ne procède pas d’une législation pénale trop sévère ou de juges sensibles à l’air du temps victimaire et/ou identitaire. Elle met en lumière une autre forme de régulation des discours qui s’inscrit en marge du droit. Cette autre normalisation, les juristes l’appréhendent dès leur première année d’étude à travers la distinction canonique entre droit et morale. La sanction de la règle juridique est assurée par l’État et ses tribunaux ; la réalisation de la règle morale passe en particulier par la réprobation sociale. Ce vieux schéma a été « radicalisé » par le développement des réseaux sociaux et de ce que les anglo-saxons appellent le « name and shame ». Cette pratique consiste à stigmatiser une personne ou une entreprise dans l’espace public au nom d’une cause en jouant surtout sur la puissance démultiplicatrice et délétère des réseaux sociaux. Cette mise au pilori publique peut avoir des conséquences redoutables pour la personne ou l’entité visée. Elle est de nature à affecter ses relations avec son environnement social et économiques, avec ses différents partenaires. On peut penser que le journal Le Monde n’a pas été insensible aux risques que présentait ce dessin pour sa réputation et son image. En même temps, il a réagi a minima, en se bornant à présenter des excuses. Il existe des exemples plus marqués des effets délétères de cette pratique à l’égard de discours qui se veulent humoristiques. On pense par exemple au cas de l’animateur Tex, qui a été licencié en 2017 par la société de production de son émission « Les Z’Amours » à la demande de France 2 à la suite d’une blague lourdingue sur les violences conjugales qu’il a faite dans une émission sur une autre chaîne. Cette pratique contemporaine du « name and shame » n’est pas sans interpeler le juriste à différents égards. Elle produit un effet d’éviction qui rappelle la régulation juridique : suppression du discours litigieux ; sanction au moins indirecte de son auteur. Et, dans la plupart des cas, le « bourreau » est un acteur privé : une entreprise qui licencie, un investisseur qui se retire, etc. Par ailleurs, cette pratique fait l’économie des formes du droit et en particulier des garanties inhérentes aux procédures de sanction : contradiction, impartialité, etc.

Cette séquence constitue-t-elle une nouvelle illustration de ce que l’on appelle la « cancel culture » ?

La pratique du « name and shame » peut servir des causes diverses, des normes morales différentes. Elle est très prisée des défenseurs de l’environnement. L’État lui-même y a recours par exemple en matière de lutte contre les discriminations et contre la fraude (art. 16 et s., loi n°2018-898 du 23 octobre 2018). La « cancel culture » évoquée par les soutiens de Xavier Gorce n’est en réalité qu’un avatar de cette pratique, un avatar au service de certaines valeurs morales. En l’occurrence, la « cancel culture » ou culture du bannissement ou de l’éviction s’attaquerait plus particulièrement aux discours et/ou les comportements considérés comme stigmatisants à l’égard des groupes considérés comme dominés : les femmes, les personnes issues des minorités visibles, les LGBTQI, les handicapés, etc. Elle promeut le respect de la diversité des identités. Le problème est que la réalité de la stigmatisation imputée au discours banni n’est pas définie de manière objective mais à partir du ressenti supposé, présumé ou avéré des personnes ou de certaines personnes appartenant aux groupes en question. Ici, le dessin de Xavier Gorce serait inacceptable parce qu’il heurterait, ou plutôt serait susceptible de heurter la sensibilité des personnes victimes d’inceste et/ou des personnes transsexuelles. En cela, cette pratique qui, rappelons-le, se déploie en marge du droit, jure avec les principes relatifs à la liberté d’expression. Comme l’affirme de manière rituelle la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, 7 déc. 1976, Handyside / Royaume-Uni, préc., n°5493/72). En ce sens, la simple considération que des personnes appartenant à un groupe seraient choquées par un discours est indifférent dans la qualification du délit d’injure publique (ex. : Crim., 19 février 2019, n°18-80405).