Par Zérah BREMOND, Maître de conférences en droit public, Univ Pau & Pays Adour, Aix Marseille Univ, Université de Toulon, CNRS, DICE, IE2IA, Pau, France.

Alors que l’Australie vient de se prononcer samedi, lors d’un référendum, contre la reconnaissance des peuples autochtones dans sa Constitution et contre l’idée de leur donner une « Voix » au Parlement, qu’en est-il de la question en France ?

Le 26 octobre 2022, le professeur Jean-Pierre Massias, spécialiste français de la justice transitionnelle, s’interrogeait, face à un public d’étudiants et d’acteurs de la société civile guyanaise, sur l’opportunité de créer une commission vérité pour les populations autochtones de la République.

En quoi la mise en place d’un processus de réparation envers les peuples autochtones est-elle nécessaire ?

De fait, si chacun sait que la France fut une puissance coloniale, l’on omet souvent que subsistent encore sur son territoire des peuples qui furent jadis colonisés. Afin de marquer la rupture avec l’ère coloniale et l’exigence conséquente de décolonisation, ces peuples ne sont plus aujourd’hui perçus comme des peuples colonisés, mais sont désignés comme « populations autochtones » par les autorités françaises. Ce sont notamment les Kanak en Nouvelle-Calédonie et les Amérindiens en Guyane. Ce changement de terminologie n’enlève cependant rien au fait historique incontestable que fut l’invasion de leur territoire par une puissance étrangère sans qu’à aucun moment, leur consentement ne soit demandé.

S’il ne saurait raisonnablement être envisagé aujourd’hui la décolonisation intégrale de territoires ayant vu se développer une colonisation de peuplement, la négation durable du passif colonial par les autorités – on rappellera en ce sens la sortie maladroite, le 16 mai 2023, de l’ancien ministre de l’outre-mer évoquant « des gens [des Amérindiens] qui n’ont aucun droit à s’exprimer » – laisse subsister un sentiment d’incompréhension entre communautés. La conséquence en est que les colonisés se résument bien souvent aux stéréotypes qu’ils suscitent : alcoolisme, suicides, violences intrafamiliales, délinquance… Faut-il en tirer la conclusion des colonisateurs d’hier en estimant que les autochtones sont fondamentalement moins adaptés au monde moderne, le darwinisme social devant conduire progressivement à leur disparition ? À l’évidence, la réitération de ces syndromes dans des aires de colonisation aussi différentes que l’Amérique ou l’Océanie amène à une autre conclusion : il y a clairement un traumatisme colonial durable qui nécessite des mesures de réparation, tant à l’égard des individus que des communautés.

Quelles sont les modalités de réparation développées ?

Sans revenir sur l’ensemble des préjudices causés aux peuples autochtones de l’outre-mer français, on soulignera que ceux-ci n’ont malheureusement rien d’unique, la colonisation impliquant généralement différentes mesures de déstabilisation des communautés (pensionnats pour les enfants, spoliations foncières, cantonnement, stérilisations forcées…). Ces violences du passé ont néanmoins bien souvent conduit à des politiques de réparation et de réconciliation, et ce, en particulier lorsque subsistent sur le même territoire les descendants des colons et des colonisés comme c’est le cas en Amérique et en Océanie.

On peut songer à la mise en place en 1975, par la Nouvelle-Zélande, d’un tribunal spécial chargé d’enquêter sur les violations portées par la Couronne britannique aux droits garantis aux Maori par le traité de Waitangi, qui constitue l’acte fondateur de la colonie. De même, face à l’horreur que furent les pensionnats autochtones au Canada, une commission vérité et réconciliation fut instituée en 2008 afin de faire la lumière sur ce passé malheureux et sensibiliser le public canadien à cette part d’ombre de son histoire.

On peut enfin noter que presque l’ensemble des États d’Amérique latine ont pu intégrer dans leurs Constitutions des dispositions visant à reconnaître les droits historiques des peuples autochtones. Outre le volontarisme de ces sociétés à dépasser un passé colonial qui ne passe plus, ces évolutions font généralement suite à une lutte résolue des autochtones pour faire valoir leurs droits, tant sur le plan national qu’international. Le caractère universel de cette question fut alors clairement consacré en 2007 avec l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies d’une Déclaration sur les droits des peuples autochtones. Bien que non contraignant, ce texte comporte une valeur persuasive pouvant éclairer notamment la manière dont les comités onusiens interprètent les pactes dont ils ont la garde. Usant ainsi des garanties de l’État de droit, les peuples autochtones ont pu placer les États face à leurs contradictions, les violations infligées par les colonisateurs d’hier ne pouvant rester impunies à la lumière des grands principes de droits et libertés promus par les États d’aujourd’hui.

Par conséquent, différentes modalités de réparations ont pu être développées. Elles peuvent être :

  • symboliques, prenant la forme d’excuses officielles ou d’organisation d’une journée du pardon (exemple notable du sorry day en Australie),
  • éducatives, par l’intégration de l’histoire de ces peuples dans les programmes scolaires,
  • matérielles, par la restitution de terres ou de biens culturels pillés ou spoliés suite à la conquête coloniale,
  • politiques par la reconnaissance des autorités traditionnelles autochtones, voire du droit qu’ont ces peuples à s’autodéterminer.

En quoi l’application de ce système de réparation demeure-t-elle insuffisante ?

La France a pu emprunter l’une ou l’autre de ces voies, mais ce, de manière encore trop parcellaire. De fait, si beaucoup a pu être fait en Nouvelle-Calédonie (journée de commémoration, établissement d’un centre culturel, reconnaissance du lien à la terre, institutionnalisation des autorités coutumières), le tableau est plus contrasté pour les autres peuples autochtones de la République : recul du statut personnel à Mayotte, action contre la coutume du Fa’a’amu en Polynésie, reconnaissance limitée des droits d’usage collectif en Guyane… Sans renier toute légitimité à ces mesures (à l’aune notamment de la protection des droits et libertés), le problème reste que bien souvent, le collectif autochtone n’est ni reconnu ni consulté.

De fait, en dépit de leur antériorité historique, la France, au vu du principe constitutionnel d’unicité du peuple français, persiste à refuser aux autochtones la qualité de peuple – à l’exception dans une moindre mesure du peuple kanak. Par ailleurs, l’ancienneté des faits ayant conduit au préjudice colonial fait généralement obstacle à l’application du droit commun de la responsabilité, comme en témoigne le refus de la Cour de cassation, dans son arrêt du 5 juillet 2023, à ce que soit consacrée la notion de préjudice transgénérationnel pour les descendants de victimes de l’esclavage. On notera néanmoins qu’à la différence de l’esclavage, le préjudice subi par les autochtones a pu perdurer jusqu’à nos jours, l’argument tiré de la prescription étant par conséquent moins tangible.

Le caractère hors norme du préjudice colonial impose toutefois des réponses adaptées. Aussi, à l’image de ce qu’ont pu faire d’autres États, il pourrait être envisagé une grande politique de réconciliation. Cela passerait d’abord par une meilleure connaissance de la nature du préjudice à fins d’information des autorités, mais également des autochtones eux-mêmes et de la société en général. Ce faisant, les responsabilités de la France pourraient être clairement établies et la réparation des dommages causés suite à la colonisation enfin systématisée. Reconnaître les erreurs du passé est un impératif moral. Les réparer une exigence juridique. L’idée d’une ou de plusieurs commissions vérité pour les populations autochtones de l’outre-mer français pourrait alors participer à cet effort.