Par Lisa Carayon, Maitresse de conférences en droit, Université Sorbonne Paris-Nord, Laboratoire IRIS, Membre de La CIMADE et du GISTI

Les queues interminables qui s’étendaient autrefois devant les services préfectoraux d’accueil des personnes étrangères ont progressivement disparu, remplacées par des modules de prise de rendez-vous en ligne. Cette nouvelle modalité d’accueil du public s’est rapidement révélée défaillante, mais les multiples décisions des juridictions administratives rendues en la matière peinent à faire respecter concrètement les droits des usagers et usagères. Plusieurs manifestations ont récemment eu lieu devant des préfectures pour dénoncer des problèmes de rendez-vous. Certaines personnes sont allées jusqu’à des grèves de la faim.

En quoi la dématérialisation des procédures pose-t-elle une difficulté d’accès au droit ?

Depuis plusieurs années, personnes étrangères et associations protestent contre la dématérialisation totale des prises de rendez-vous en préfecture, pour ce qui est des demandes de délivrance et de renouvellement des titres de séjour. Plus exactement, elles protestent, d’une part, contre le fait qu’il n’existe pas d’autre moyen qu’internet pour prendre ces rendez-vous et, d’autre part, contre un constat implacable : dans un grand nombre de préfectures il n’existe tout simplement jamais de plage disponible.

La dématérialisation des prises de rendez-vous a commencé à se mettre en place en 2012 et concerne aujourd’hui presque toutes les préfectures. La première difficulté posée par ces procédures réside dans les profondes malfaçons qui affectent les sites de prise de rendez-vous. Malfaçons techniques tout d’abord, qui posent de vrais problèmes d’accès aux droits : sites aux architectures incompréhensibles, incompatibles avec une consultation sur téléphone, disponibles uniquement en français, inadaptés à la consultation par une personne ayant des difficultés visuelles etc. Malfaçons juridiques ensuite : certains types de titre de séjour n’y sont pas listés tandis que d’autres le sont sous des appellations qui ne correspondent pas à leur classement dans le Code de l’entrée et du séjour (CESEDA). De quoi embrouiller totalement les usagers et usagères.

Mais le problème le plus important reste l’absence presque totale de créneau de rendez-vous. Évidemment les services préfectoraux travaillent ; mais manifestement ils sont sous-dotés par rapport aux besoins réels. Un logiciel créé par La CIMADE, association reconnue de défense des droits des personnes exilées, démontre que dans certaines préfectures, à raison d’une vérification toutes les deux heures, il n’existe aucun créneau disponible depuis des mois. Et lorsque des rendez-vous sont accordés ils le sont parfois six à huit mois plus tard. Il faut donc parfois plusieurs années pour accéder aux guichets. Lorsque la personne est en situation irrégulière, cela représente évidemment pour elle un risque d’arrestation et de placement en rétention. En outre, certains titres de séjour nécessitent d’apporter la preuve, par exemple, d’un certain nombre de mois travaillés sur les deux dernières années : en retardant le dépôt du dossier, l’administration fait ainsi perdre leur droit à la régularisation aux personnes concernées.

Comment les juridictions administratives traitent le contentieux né de ces procédures ?

De nombreuses décisions ont été rendues dans ce domaine. Faute de pouvoir accéder à des rendez-vous, certaines personnes, accompagnées par des associations, ont utilisé la voie du référé pour accéder aux guichets. Le référé-liberté, un temps envisagé, a rarement prospéré : les juridictions administratives rechignent à voir une atteinte aux libertés fondamentales dans le fait d’être maintenu dans une situation déjà irrégulière. Quelques décisions ont cependant été rendues sur ce fondement lorsque les difficultés d’accès aux rendez-vous faisaient perdre leurs droits à des personnes en situation régulière (lorsqu’il leur était impossible de demander un rendez-vous pour le renouvellement de leur titre de séjour par exemple). C’est le référé « mesures utiles » qui a été le plus efficace pour contraindre les préfectures à accorder des rendez-vous aux personnes dont le dossier était en souffrance.

Cependant, les requérants et requérantes se sont rapidement confrontés à une nouvelle difficulté : la question probatoire. Comment prouver que l’on a vainement tenté de prendre un rendez-vous ? Et pendant combien de temps les tentatives doivent-elles être menées pour qu’il soit admis que la préfecture a failli à son obligation d’accueil dans un délai raisonnable ? Emails et courriers recommandés ont été présentés mais les juridictions ont surtout exigé des captures d’écran, faisant apparaître dates et heures. Et c’est là que l’inflation probatoire a commencé : de quelques semaines de preuves dans les premiers temps, certains tribunaux administratifs ont progressivement exigé jusqu’à trois mois de captures régulières.

Dans une décision du 10 juin 2020, le Conseil d’État a tenté de mettre le holà à ces exigences en affirmant qu’une semaine de tentatives infructueuses devrait être suffisante pour faire valoir la carence de l’administration. Ce délai reste cependant peu respecté par les juridictions de première instance qui, noyées sous les demandes, commencent par ailleurs à faire valoir que les captures d’écran ne font pas apparaître l’identité de la personne ayant procédé à la demande ! C’était le cas dans l’affaire ayant récemment donné lieu à une nouvelle décision du Conseil d’État : le requérant présentait deux cent vingt-huit captures d’écran obtenues entre juin et décembre 2020 mais avait vu sa demande en référé rejetée par le tribunal administratif de Montreuil au motif que celles-ci, étant « anonymes, il ne pouvait être regardé comme apportant suffisamment d’éléments de nature à établir qu’il aurait tenté en vain d’obtenir une date de rendez-vous ».

Certes, le Conseil d’État, cassant la décision pour dénaturation des pièces, a affirmé avec bon sens que « la page indiquant qu’il n’existe plus de plage horaire disponible est toujours anonyme, dès lors qu’elle apparaît avant même que l’étranger ait été en mesure d’enregistrer ses données personnelles » ; mais pour une personne ayant le courage et l’énergie d’aller jusqu’au Conseil d’État, combien ne saisissent même par les juridictions, inconscientes de leurs droits, ou abandonnent après une décision de première instance pourtant clairement en violation avec la position des juridictions supérieures ? C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les associations tentent de rendre accessibles des informations sur les démarches à accomplir en cas de blocage des prises de rendez-vous.

La dématérialisation n’est-elle pas aussi une bonne chose pour le fonctionnement des services publics ? Surtout en cette période d’épidémie ?

La dématérialisation n’est pas un problème en soi. Elle peut être très utile pour faciliter l’accès aux services publics dans certaines zones éloignées des centres administratifs, pour les personnes travaillant en horaires décalés ou ayant du mal à se déplacer. En cette période d’épidémie, elle a permis de maintenir une certaine continuité des services alors même que les déplacements étaient empêchés.

Elle devient cependant un problème, d’une part lorsqu’elle est mal conçue (en termes de lisibilité, d’accessibilité, de complétude, de disponibilité des plages de rendez-vous etc.) et, d’autre part, lorsqu’elle est la modalité exclusive d’accès au service. L’erreur serait de considérer que le problème dont il est question ici ne concerne qu’une minorité de personnes – les personnes étrangères en situation irrégulière – dont notre droit a d’ailleurs pris l’habitude de délaisser. Non : la dématérialisation des services publics n’est pas une question marginale ! Elle est déjà réalisée – non sans problème – pour la délivrance des cartes grises, elle se répand dans l’accès aux services sociaux, etc. Le plan « Action publique 2022 » vise ainsi un accès dématérialisé à l’ensemble des services pour l’année prochaine. Or, il y aura toujours des personnes qui ne peuvent pas utiliser les services en ligne (personnes analphabètes, sans accès à internet, ayant des difficultés à utiliser l’outil…) et il existera toujours – et c’est heureux – des situations de vie qui ne correspondent pas « aux cases » et pour lesquelles il est infiniment plus simple – et efficace – de pouvoir échanger « en vrai » avec un fonctionnaire ! La dématérialisation est pensée essentiellement comme une mesure d’économie de personnel alors qu’elle nécessite en réalité des moyens importants pour être accessible et fonctionnelle. Les institutions elles-mêmes sont conscientes de ces risques.

Le Défenseur de droits a alerté voilà trois ans sur les risques d’inégalités sociales résultant d’une dématérialisation mal pensée. A l’initiative de La CIMADE, du GISTI, du SAF et de la LDH, le Conseil d’État avait affirmé en 2019 que l’accès à un service public ne pouvait être exclusivement dématérialisé. Mais des décisions aux actes, les usagers et usagères attendent encore…

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]