Par Serge Slama – Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes – CRJ – Co-directeur du Master droit des libertés

Depuis l’annonce, par la Première ministre, le 16 mars du recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution dans le cadre de la réforme des retraites, le préfet de Police de Paris a édicté – presque chaque jour – des arrêtés d’interdiction des manifestations nocturnes spontanées dans certains secteurs de Paris. Après plusieurs vaines tentatives, des syndicats (SAF, SM, l’union syndicale Solidaires) et la LDH ont obtenu, le 1er avril 2023, la suspension de l’un de ces arrêtés  en raison de son caractère général et absolu. Cette suspension intervient dans un contexte où, par des pratiques de publication tardive, que le TA de Paris vient de sanctionner par une ordonnance ADELICO du 4 avril 2023[1], il était très difficile de contester ces arrêtés en temps utile. Cette pratique d’instauration de « périmètres d’interdiction de manifestation », qui prolongent des pratiques déjà constatées depuis 2015, est partagée par d’autres préfectures, en particulier celle du Rhône.

Quelle est la portée de l’ordonnance du TA de Paris du 1er avril 2023 ?

Ce n’est pas tant, en soi, l’ordonnance rendue le 1er avril 2023 par le juge des référés parisien qui est remarquable – ce tribunal administratif suspend régulièrement des arrêtés d’interdiction de manifester en raison de leur caractère disproportionné – mais le fait que cette décision vient sanctionner la pratique de la Préfecture de Police de Paris d’interdiction systématique des manifestations nocturnes depuis l’annonce du recours au 49 alinéa 3 dans le cadre de la réforme des retraites. Ainsi, entre le 17 et le 31 mars, le préfet de Police a pris, quotidiennement (sauf les 19 et 29 mars), des arrêtés interdisant préventivement et abstraitement, l’ensemble des « cortèges, défilés et rassemblements » nocturnes dans un très large périmètre au regard du seul contexte sécuritaire général et ce même lorsqu’aucune manifestation n’était annoncée.

Pourtant, selon l’article L.211-4 du Code de la sécurité intérieure (CSI), si elle est de nature à troubler l’ordre public, l’autorité de police peut interdire uniquement une « manifestation projetée ». Certes, le Conseil d’Etat a admis qu’il est légalement possible d’interdire une manifestation non déclarée dès lors qu’elle est annoncée sur les réseaux sociaux ou par voie de presse (À propos du « Convoi de la liberté »). Toutefois, dans le cas d’espèce, comme en témoigne l’arrêté contesté n°2023-0370 du 31 mars, non seulement aucune manifestation ou appel à la violence n’avaient été annoncés pour la soirée du 1er avril mais en outre, selon l’ordonnance du TA de Paris, les « seize manifestations dans différents endroits de Paris […] déclarées pour la journée du 1er avril 2023 […] se sont déroulées sans heurts » et « la plupart […] se sont terminées vers 18 heures ».

Par la suite, le juge des référés parisien a suspendu cet arrêté qui ne résistait pas au « triple test » en raison de « l’interdiction générale édictée […] visant les cortèges, défilés et rassemblements », qui ne paraissait « ni nécessaire ni proportionnée à la préservation de l’ordre public » – ainsi que l’interdiction subséquente de porter des équipements de protection.

D’un point de vue opérationnel, l’édiction quotidienne d’arrêtés d’interdiction visait à permettre aux forces de l’ordre d’infliger aux contrevenants une amende de 135€ en application de l’article R644-4 du Code pénal (cf. « À Paris, le retour des interdictions de rassemblement », Mediapart, 26 mars 2023). Dans le contexte où le ministre de l’Intérieur prétendait, de manière erronée (cf. l’ordonnance du Conseil d ‘Etat 29 mars 2023), que le fait de participer à une manifestation interdite constitue un délit, de telles verbalisations systématiques ont eu un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté.

Pourquoi considérez-vous que les préfectures organisent l’injusticiabilité de leurs arrêtés d’interdiction ?

Depuis le 27 mars, les syndicats et associations requérants ont dû s’y reprendre à plusieurs reprises pour pouvoir contester utilement les arrêtés de la préfecture de Police de Paris. Deux premiers référés-liberté déposés le 27 mars à 18h41 et le 30 mars à 17h00 contre les interdictions du lendemain ont donné lieu à des non-lieux à statuer (ordonnance du 28 mars, n°2306532 et du 31 mars 2023, n°2307231). Le 31 mars, le SAF a même été jusqu’à saisir le TA de manière anticipée, avant la diffusion de l’arrêté d’interdiction pour le lendemain. Après une première ordonnance de tri, il a fallu une seconde saisine du juge des référés le 1er avril pour qu’une audience puisse se tenir et que la suspension intervienne en début de soirée au moment même où l’arrêté commençait à produire ses effets.

Or, comme vient de le reconnaître le tribunal administratif de Paris dans son ordonnance du 4 avril, leur diffusion tardive empêchait l’exercice du droit au recours effectif contre ces arrêtés.  De manière générale, l’affichage ou la publication de ces arrêtés se fait le plus souvent vers 17h – pour une interdiction produisant des effets dès le lendemain – voire même pour certains après leur exécution (« La très grande discrétion des arrêtés interdisant les rassemblements spontanés contre la réforme des retraites », Le Monde, 29 mars 2023).

Il apparaît en effet selon les relevés quotidiens du SAF que : certains arrêtés, comme celui pris pour le samedi 25 mars, ont fait l’objet d’un affichage en préfecture sans être mis en ligne sur son site. Cet affichage est parfois illisible et désordonné. En outre, tous les arrêtés ne sont pas systématiquement affichés. En ce sens, l’arrêté pris pour la soirée du 26 mars 2023, daté du 24, n’a jamais été affiché en préfecture et a été publié au recueil mis en ligne le 27 mars à 17h30, soit après son exécution ; d’autres ont fait l’objet d’une publication, parfois tardive (Les arrêtés du 17 et 18 mars n’ont fait l’objet d’une publicité que le 20 mars), au recueil des actes administratifs (RAA) du département de Paris (arrêtés du 17, 18, 20, 21, 22, 24, 27, 30 et 31 mars 2023). Mais pour trouver ces arrêtés il faut consulter, PDF par PDF, ce RAA qui n’est accessible qu’à partir d’un moteur de recherche du site de la… Préfecture de Région Île-de-France.  Et, curieusement, alors qu’il existe une page dédiée sur le site de la Préfecture de police,  ils n’y ont été indexés qu’à partir du 28 mars. En outre, alors que la Préfecture de Police diffuse régulièrement des tweets sur son fil afin d’informer la population des périmètres d’interdiction aux moyens de cartes – cela n’a pas été le cas dans cette période.

Pourtant l’article L221-2 du Code des relations entre le public et l’administration prévoit que l’entrée en vigueur d’un acte réglementaire est subordonnée à l’accomplissement de formalités adéquates de publicité, notamment par la voie, selon les cas, d’une publication ou d’un affichage ». Appliquer ces arrêtés avant ces formalités de publicité, comme l’ont fait les forces de l’ordre en verbalisant les contrevenants et en dispersant les manifestations interdites, créait donc incontestablement une insécurité juridique (application rétroactive). Dans leur ordonnance du 4 avril, les 3 juges des référés ont même été plus loin en estimant, de manière inédite, que « sauf motif impératif d’urgence lié au maintien et la sauvegarde de la sécurité publique dans une situation grave, une mesure de police restreignant les libertés publiques doit être publiée dans un délai permettant un accès utile au juge des référés-[liberté] ».

Le Préfet de police de Paris n’a toutefois pas le monopole de ces pratiques. Ainsi, par exemple, la préfète du Rhône a édicté dans cette période des « périmètres d’interdiction de manifestation ». Si, à la différence de son homologue parisien, elle a pris soin d’en informer le public sur son fil Twitter (voir tweets du 24 mars (Lyon), du 25 mars (Villeurbanne, arrêté pris suite à l’annulation de l’arrêté d’interdiction de la venue d’Éric Zemmour) du 30 mars (Lyon)) ces arrêtés ont été systématiquement publiés après coup dans le RAA de cette préfecture (les interdictions des 25 mars (Villeurbanne) et 24-25 et 26 mars (Lyon) sont parues, après exécution, au RAA du 27 et celle du 30 mars à 12h a été publiée au RAA du 30 mars avec un fichier PDF créé à 18h).

En quoi cela prolonge-t-il des pratiques déjà rencontrées dans les périodes de crise précédentes ?

Ces pratiques de définition préventive de périmètre d’exclusion de manifestation dans certains centres-villes se sont développées depuis 2015.

Ainsi, alors même que la loi du 3 avril 1955 ne pouvait servir de fondement légal à de telles interdictions de manifestation, comme l’a reconnu le Conseil constitutionnel en février 2016, les autorités publiques ont dès novembre 2015 interdit systématiquement les manifestations liées à la COP 21 ou de contestation de l’état d’urgence et multiplié les interdictions individuelles de manifester, notamment à l’occasion des manifestations contre la loi « El Khomri », alors que celles-ci se sont révélées être inconstitutionnelles. Et à l’issue de cet état d’urgence, ce sont les périmètres de protection de la loi « SILT » du 30 octobre 2017 qui ont été régulièrement utilisés pour interdire des manifestations dans certaines zones (voir par exemple la visite d’Emmanuel Macron à Amboise) – alors même que ceux-ci sont réservés au seul risque terroriste (Article L226-1 du CSI). Dans le même sens, durant la crise sanitaire, jusqu’à ce que le Conseil d’Etat rétablisse cette liberté en juin 2020, il était, dans certaines périodes, légalement impossible de manifester en France ou ces manifestations étaient limitées à certaines jauges ou même soumises à autorisation préalable.

Mais c’est surtout, durant la crise des « gilets jaunes » que les préfets ont multiplié les périmètres d’interdiction de manifester sur les Champs-Elysées et dans de nombreux centres-villes, ainsi que les interpellations préventives.

Ces pratiques, qui ont été documentées par Amnesty International et critiquées par les Nations-Unies, par la Commissaire européenne aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, mettent à mal l’exercice de la liberté de manifestation en France qui doit pouvoir s’exercer, de manière pacifique, plus librement. Après les événements de Sainte-Soline, il serait temps que les autorités françaises réalisent un aggiornamento de la liberté de manifestation, notamment sur l’usage proportionné de la force et l’obligation pour les forces de l’ordre de porter leur numéro RIO, afin de redonner tout son sens à cette liberté essentielle dans une démocratie pluraliste.

[1] Déclaration d’intérêt : sans avoir été impliqué dans la rédaction de la requête, nous sommes membre de l’Association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO).

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