Par Estelle Brosset, Professeure, et Eve Truilhé, Directrice de recherche au CNRS,
Aix Marseille Université, Université de Toulon, Université de Pau et des Pays de l’Adour, CNRS, DICE, CERIC

Après avoir rejeté, il y a moins d’un mois, le pourvoi Sabo, la Cour de justice de l’Union européenne a fait de même le 25 mars dernier en ce qui concerne un autre recours climatique, plus médiatisé encore, le recours Armando Carvalho c/ Parlement européen et Conseil.

Porté par plusieurs particuliers appartenant à des familles de divers pays de l’Union européenne (Allemagne, France, Italie, Portugal, Roumanie) et du reste du monde (Kenya, Fidji) ainsi qu’une association, le recours visait à faire reconnaître l’insuffisance de l’objectif européen de réduction des émissions d’au moins 40 % d’ici à 2030 (par rapport aux niveaux de 1990) en violation de l’Accord de Paris mais aussi des droits fondamentaux des requérants (droit à la vie, droit à la santé et droit à la propriété). Le recours consistait en un recours en annulation à l’encontre de trois actes de l’Union en matière climatique (une directive et deux règlements), ainsi qu’en une action en réparation du préjudice que les requérants auraient subi. Le 8 mai 2019, le Tribunal rendait une ordonnance d’irrecevabilité sans examiner au fond les arguments avancés (affaire T-330/18). Saisie en pourvoi, la Cour confirme l’irrecevabilité.

L’arrêt rendu n’a pu surprendre personne. Il mérite néanmoins l’attention en ce qu’il témoigne, encore plus clairement que dans le passé, d’une position de principe de la Cour qu’aucun ne semble pouvoir faire vaciller. Ce qui ressemble fort à un dialogue de sourds, ne devrait pas avoir de conséquences excessivement importantes en matière de climat, mais sur le terrain des principes, peut et sans doute, doit, continuer de susciter les critiques.

Pourquoi l’arrêt de la Cour n’est-il pas surprenant ?

Parce que ce que la Cour dit ici, elle le répète, inlassablement, depuis presque soixante ans. On rappellera que lorsque, dans leur recours en annulation, des personnes physiques et morales visent des actes législatifs de l’Union, elles doivent démontrer, conformément à l’article 263 § 4 TFUE que ces actes les affectent « directement et individuellement » ce qui implique de démontrer, selon la Cour, depuis son arrêt Plaumann du 15 juillet 1963, une affectation « analogue à un destinataire de l’acte », c’est-à-dire exclusive de toute autre. En l’espèce, la Cour considère que son Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en constatant l’absence d’affectation individuelle dans le chef des requérants. Certes, les incidences liées au changement climatique sont différentes d’une personne à l’autre (certaines familles sont touchées par la sécheresse, d’autres par des inondations, d’autres encore par la fonte des neiges, ou des vagues de chaleur causées ou intensifiées par le changement climatique ; certaines de celles-ci sont des agriculteurs ou des propriétaires forestiers, d’autres possèdent une entreprise dans le secteur du tourisme, tandis que d’autres encore se consacrent à l’élevage) et le Tribunal a d’ailleurs bien fait état « de la multitude et de la spécificité de leur affectation du point de vue factuel » (pt 39). Cependant, selon la Cour, confirmant en cela ce qu’avait dit le Tribunal, ces différences ne suffisent pas à constater que ces requérants sont affectés « individuellement » (pt 40), c’est-à-dire d’une manière analogue à celle du destinataire de ces dispositions.

En quoi l’arrêt mérite-t-il malgré tout l’attention ?

L’arrêt mérite l’attention car il témoigne encore plus clairement que dans le passé d’une position de principe de la Cour qu’aucun argument ne semble pouvoir faire vaciller, d’un dialogue de sourds entre le juge et les requérants avec des arguments apposés sans être véritablement confrontés.

Une telle position de principe apparaît très nettement lorsqu’est envisagé le deuxième moyen avancé par les requérants au soutien du pourvoi, soit une erreur du Tribunal en raison de la « non-adaptation de la jurisprudence constante » en matière de qualité pour agir. Au soutien de cette demande d’adaptation, les arguments avancés par les requérants sont nombreux et plutôt convaincants. Ils font observer principalement que le critère de l’affectation individuelle, issu de l’arrêt Plaumann n’est pas inscrit dans le libellé de l’article 263 § 4 TFUE, ce qui laisse donc la possibilité de le modifier lorsque cela est justifié. Or, c’est, selon eux, le cas puisque sans cela, la situation est clairement « paradoxale », « voire illogique » en ce sens que plus la violation par l’Union de ses obligations juridiques a des conséquences étendues, moins le justiciable peut démontrer une affectation individuelle. Et pour adapter, ils proposent de considérer qu’il y aurait affectation individuelle par un acte en cas d’ingérence de l’acte dans l’exercice de plusieurs droits fondamentaux personnels et individuels lorsque l’ingérence est caractérisée (« d’un degré sérieux ») ou de nature à porter atteinte au contenu essentiel de ce droit.

À cette demande d’adaptation, la Cour se contente de répondre, sans plus de précision, qu’il ne lui revient pas d’écarter les conditions expressément prévues par le traité. Pourtant, force est d’admettre que le fait d’adapter un critère jurisprudentiel diffère sensiblement du fait d’écarter un critère prévu par le traité. Cela semble évident, à tel point que, depuis longtemps, nombreux sont ceux qui, y compris au sein de la Cour, ont proposé des adaptations (voir l’avocat général Jacobs dans ses conclusions dans l’affaire Unión de Pequeños Agricultores/Conseil (C‑50/00 P), et le Tribunal lui-même dans son arrêt du 3 mai 2002, Jégo-Quéré/Commission (T‑177/01)). La Cour s’y refuse et ne prend pas soin de justifier sa position. Elle ne répond, en outre, à aucun des arguments avancés en soutien, et répète, non sans dramatiser, qu’une position différente risquerait de vider les exigences de l’article 263 § 4 TFUE de leur substance. Pourtant, à propos de l’argument relatif à la violation des droits fondamentaux, une réponse plus circonstanciée aurait été nécessaire car, en l’espèce, outre les arguments des requérants, c’est sa jurisprudence passée qui l’exigeait. Le juge de l’Union a en effet déjà admis la prise en compte, au stade de la recevabilité, de l’affectation non pas en fait mais en droit notamment dans l’hypothèse où l’acte attaqué risque de porter atteinte à un droit particulier, le droit de marque (arrêt du 18 mai 1994, Cordorniu c/ Conseil, aff. C-309/89, pts 19-22). Alors que Plaumann est tout, Cordoniu ne serait rien ? Pas tout à fait car on remarquera que le seul vacillement pourrait résider dans le fait que la Cour se garde au point 46 de son arrêt de citer en référence la jurisprudence Plaumann et lui substitue un arrêt plus récent (CJUE, 3 octobre 2013, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Parlement et Conseil, C‑583/11 P, pts 71 et 72).

Quelles sont les conséquences d’un tel arrêt ?

Les conséquences dans le domaine spécifique du climat – et des objectifs de l’Union – ne semblent pas déterminantes. D’abord, ce recours avait sans doute une vocation essentiellement symbolique : attaquer l’Union pour mettre en lumière ses défaillances. Ensuite, le paquet climat sera bientôt révisé. En application du Greendeal (Pacte vert pour l’environnement) publié en décembre 2019, la Commission a déposé une proposition de loi climat (COM/2020/80 final) qui est en discussion et dont l’objectif est de fixer un niveau d’ambition relevé, celui de neutralité carbonique en 2050 et avant cela, en 2030, de réduction du niveau d’émission des gaz à effet de serre au-delà de 40 % (en principe 55 %). Par ailleurs, le niveau d’ambition climatique des États membres ainsi que l’éventuelle violation des droits fondamentaux,seront examinés par la CEDH dans le cadre d’une requête formée contre 33 pays européens dont tous les États membres de l’Union. Précisons que la Cour de Strasbourg a accepté d’examiner directement la requête malgré la règle de l’épuisement des voies de recours interne, assouplissement qui augure d’une décision importante.

En revanche, les conséquences sur l’accès au prétoire de Luxembourg dans le domaine de l’environnement ne doivent pas être minorées.  Dans un domaine où les arguments sont aussi forts, se montrer à ce point sourde à toute évolution – même légère, même ciblée – pose problème. Les arguments plaidant pour une évolution sont en effet imposants : ils vont de la nature particulière de la protection de l’environnement (qui n’a pas de « voix » et constitue, par nature, un intérêt collectif) jusqu’à l’existence, en ce domaine, d’une Convention sur l’accès à l’information, à la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, convention qui impose aux Parties contractantes (dont l’Union) de prévoir pour les membres du public « des procédures administratives ou judiciaires pour contester les actes ou omissions de particuliers ou d’autorités publiques allant à l’encontre des dispositions du droit national de l’environnement » (article 9 § 3 de la Convention).

Ils le sont d’autant plus dans la période récente. Pour la deuxième fois, dans une décision du 17 mars 2017, le comité d’examen du respect de la Convention d’Aarhus a conclu à la non-conformité du droit de l’Union vis-à-vis des prescriptions de la Convention en matière d’accès du public à la justice. Des révisions sont certes en cours (du côté du règlement Aarhus et de la procédure de réexamen interne qu’il prévoit) mais l’avis rendu tout récemment par le Comité sur celles-ci n’est pas concluant (avis du 12 février 2021). Par ailleurs, et la jurisprudence récente l’a confirmé (CJUE, 3 décembre 2020, Région Bruxelles Capitale c/ Commission, aff. C‑352/19 P), la modification prévue par le traité de Lisbonne pour certains actes, les actes réglementaires (modification qui permet un recours individuel « contre les actes réglementaires qui concernent directement » le requérant et « qui ne comportent pas de mesures d’exécution ») n’a pas permis, dans le domaine de l’environnement, de compenser la rigueur de la situation antérieure.

Alors si les arguments restent voire s’enrichissent et que la position de la Cour demeure la même, la surdité devient dès lors flagrante.

 

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