Par Anne Jacquemet-Gauché, professeur de droit public, Université Clermont Auvergne

La question de la responsabilité de l’État a déjà été évoquée dans un précédent billet sur ce blog. Dans la continuité, l’analyse ici livrée entend examiner un aspect précis de la gestion de cette crise : le manque de masques FFP2 disponibles pour les personnes désirant se prémunir de la contamination et/ou ne pas contribuer à la propagation de la pandémie. Les déclarations rassurantes d’Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, le 26 janvier 2020 au terme desquelles « nous avons des dizaines de millions de masques en stock en cas d’épidémie, ce sont des choses qui sont d’ores et déjà programmées » se heurtent aux récentes déclarations du gouvernement et notamment à celles de son successeur, Olivier Véran, selon lequel « en fonction de la durée de l’épidémie, nous ne savons pas si nous en aurons suffisamment à terme » (17 mars 2020). Le personnel médical, les soignants, les pharmaciens, les salariés qui continuent à travailler au contact du public en particulier dans la grande distribution et les malades ainsi que leurs proches relayent sur les réseaux sociaux et dans les médias cet état de pénurie ou d’accès restrictif aux masques de protection.

Face à la colère qui gronde, face à l’information parcellaire, voire à la désinformation, qui alimentent les réseaux sociaux du fait d’une méconnaissance répandue dans l’opinion publique du mécanisme de la responsabilité administrative, il paraît utile de faire le point sur le cadre de la responsabilité de l’État qui pourrait être recherchée. Évidemment, l’exercice est difficile. Lorsqu’il sera amené à se prononcer sur le sujet, dans plusieurs mois (et plus probablement dans un délai moyen de deux ans), le juge administratif procédera à une lecture rétrospective de la crise sanitaire, possédera toutes les informations nécessaires au jugement des affaires, aura à sa disposition des expertises et données précises. Le décryptage ici proposé ne constitue, en revanche, qu’une projection à l’aide de l’analyse de la jurisprudence passée du juge administratif et en particulier du Conseil d’État, plus haute juridiction de l’ordre administratif. À défaut de disposer de tous les éléments utiles pour apporter une réponse définitive, deux questions seront évoquées et de simples pistes de réponse proposées.

Une carence fautive de l’État

L’État n’est pas confronté à sa première crise sanitaire. Les précédents du sang contaminé, de l’amiante, du Mediator et les futures crises, comme celle du Chlordécone, viennent à l’esprit de nombreux citoyens. Les trois premières affaires, parce qu’elles ont déjà donné lieu à décision de la part du juge administratif, permettent de tirer trois enseignements qui peuvent être transposables au coronavirus.

La faute. Le juge administratif exigeait parfois, il y a encore quelques décennies, qu’une faute lourde soit commise pour engager la responsabilité de l’État, c’est-à-dire qu’une faute d’une particulière gravité ait été commise. Les grandes affaires sanitaires évoquées précédemment montrent que, désormais, seule une faute simple est exigée, c’est-à-dire, selon la célèbre formule de Laferrière, celle d’un « administrateur plus ou moins sujet à erreur ». Pour autant, le juge administratif continue à tenir compte des contraintes qui pèsent sur l’administration et n’exige pas que cette dernière soit omnisciente ni qu’elle prenne des précautions démesurées.

D’une part, le juge tient nécessairement compte de l’urgence dans laquelle l’État se trouve contraint d’agir, de l’ampleur de la crise sanitaire – inédite –, des incertitudes qui entourent les diverses prévisions concernant l’évolution de l’épidémie… bref, d’un ensemble de circonstances exceptionnelles qui contribuent à ce que la faute ne soit reconnue qu’avec parcimonie. Cependant, le coût des mesures n’est pas un argument qui exonère l’État au vu de la somme modeste (au regard d’autres dépenses induites par la crise) que représentent l’achat et le stockage de masques. De même, si la force majeure exonère l’État de toute responsabilité, il semble difficile d’admettre que la survenance d’une crise sanitaire, aussi exceptionnelle soit-elle, constitue au XXIe siècle et selon les trois critères de la force majeure, un évènement extérieur, imprévisible et irrésistible pour l’État français, d’autant que ce dernier dispose de plusieurs outils pour anticiper ou gérer les crises, au titre desquels l’Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) créé en 2007.

D’autre part, un difficile équilibre est à trouver dans la mesure où l’excès de précaution est aussi susceptible d’être reproché à l’État comme le prouvent les critiques (uniquement politiques et non juridiques) essuyées par Roselyne Bachelot à l’issue de la crise du H1N1 en 2010 : en tant que ministre de la Santé, elle avait commandé des masques et vaccins en quantité, qui n’ont que très peu ou pas servi. Cette recherche d’un subtil équilibre – certains diront cette particulière bienveillance – de la part du juge vis-à-vis de l’administration est perceptible en particulier dans la façon dont celui-ci procède pour retenir la carence, mais aussi la date à partir de laquelle cette dernière est caractérisée.

La carence. Dans la jurisprudence administrative, toute carence est fautive ou, pour le dire autrement, dès lors que le juge reprend à son compte le terme de carence, cela signifie qu’il reconnaît la faute de l’État. Le reproche principal fait à l’État dans les affaires passées porte sur son inaction : inaction à retirer les lots de sang contaminé ; inaction à prendre des mesures et à les faire appliquer pour lutter contre l’exposition des travailleurs à l’amiante ; inaction à retirer l’autorisation de mise sur le marché du Mediator dans le cadre de la police de pharmacovigilance. L’État se voit reprocher son inaction totale ou partielle, c’est-à-dire qu’il peut aussi lui être fait grief de ne pas avoir pris toutes les mesures qui s’imposaient, même s’il a partiellement agi.

N’en déplaise aux partisans de la théorie du complot, l’État n’est pas responsable du coronavirus, mais uniquement de la manière dont il gère la crise sanitaire qui en découle. S’agissant plus précisément des masques, trois sortes de carence sont, théoriquement, envisageables et peuvent être aussi bien de nature juridique (par ex. ne pas avoir édicté les bonnes mesures) que matérielle (par ex. ne pas avoir commandé et livré des masques). La première porte sur une planification générale des scenarii de crise et sur une mauvaise évaluation des besoins sanitaires en cas de crise. Ainsi, serait reproché à l’État un manque de prévention pour ne pas avoir constitué de stocks suffisants, en temps normal, afin prévenir un risque de rupture de mise à disposition des masques. La deuxième carence pourrait porter sur la gestion du début crise, les pouvoirs publics ayant trop attendu pour passer une commande de masques et augmenter les stocks dans l’urgence, alors même que la situation n’était pas entièrement inédite au vu de l’exemple chinois, confronté au virus plusieurs semaines avant la France. La troisième serait une carence au pic de la crise, par exemple si des masques disponibles en un lieu du territoire n’étaient pas livrés en temps utile sur l’ensemble du territoire, si des mesures juridiques n’étaient pas prises ou mal appliquées pour la détermination de besoins prioritaires.

La temporalité de la faute. Nul doute que si la carence fautive de l’État devait être retenue s’agissant des masques de protection, la période au cours de laquelle la faute sera considérée comme caractérisée témoignera de la prise en compte des circonstances factuelles dans lesquelles l’action de l’État s’est inscrite. Pour bien comprendre la façon dont le Conseil d’État procède, les précédentes carences en matière sanitaire sont une référence précieuse. Pour le sang contaminé, les premiers cas ont été connus en 1981, le fait que le sang était vecteur de contamination a été établi par la communauté scientifique en novembre 1983, tandis que l’efficacité du procédé de chauffage du sang était connue par la communauté scientifique en octobre 1984. Le Conseil d’État n’a toutefois retenu la faute de l’État qu’à partir du 22 novembre 1984, date à laquelle les faits ont été consignés dans un rapport par l’un des épidémiologistes à la direction générale de la santé (CE Ass., 9 avril 1993, n° 138653).

Quant au Mediator, bien que les premières alertes soient remontées en 1995, le Conseil d’État n’a retenu la faute de l’administration qu’à partir de la mi-1999 « compte tenu des nouveaux éléments d’information dont disposaient alors les autorités sanitaires », quant aux dangers du médicament (CE, 9 novembre 2016, n° 393904). Le juge peut s’appuyer aussi bien sur des rapports que sur des déclarations de la part de personnalités politiques. Dans un contexte médiatique renouvelé, on pourrait aussi imaginer que des articles de presse ou des tweets soient invoqués pour établir la date à partir de laquelle la faute est établie.

Avec tous les risques que la prédiction comporte, il semble délicat que le juge administratif accepte de reconnaître une carence avant même le début de l’épidémie de coronavirus. Ce faisant, il s’immiscerait excessivement dans des décisions politiques, dans la manière dont les politiques publiques sont déterminées par les gouvernants. Quels stocks stratégiques effectuer pour faire face à une menace sanitaire, écologique ou à une catastrophe naturelle ? Cette question est éminemment politique (comme le prouve notamment la primauté des considérations budgétaires après 2011 concernant la gestion des stocks de masques) et ce n’est pas au juge administratif d’y répondre. En revanche, il n’est pas exclu que le manque de réaction ou que la réaction tardive des pouvoirs publics et surtout de la ministre de la Santé soit considérée comme une carence fautive alors que, dès décembre 2019/janvier 2020, plusieurs alertes indiquaient qu’une épidémie était imminente en France, à la suite de la Chine. Ainsi, les « regrets » exprimés dans les colonnes du Monde le 17 mars 2020 par l’ancienne ministre de la Santé qui affirmait avoir eu connaissance de la situation en Chine dès le 20 décembre 2019 pourraient faciliter la reconnaissance de la carence. De même, s’il était prouvé prochainement que des masques sont disponibles actuellement sur le territoire, mais mal distribués, là aussi la carence pourrait être retenue.

Quand la carence cessera-t-elle ? Dans les contentieux précités, la fin de la défaillance publique était assez facile à borner : le retrait des lots de sangs non chauffés ou du Mediator du marché, l’interdiction de l’amiante. Avec les masques, l’hypothèse n’est pas celle d’une interdiction ou d’un retrait, mais d’une mise à disposition, ce qui rend également complexe la détermination de la fin de la carence. Ni la réquisition de stocks de masques (par le décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19) ni la commande massive de masques annoncée le 21 mars 2020 par Olivier Véran ne saurait suffire pour que la carence fautive cesse : le juge contrôle aussi l’effectivité de la mesure, c’est-à-dire le fait que des masques soient disponibles en quantité suffisante. Une incertitude demeure : la mise à disposition devra-t-elle concerner uniquement les personnes les plus exposées ou toute la population ?

Quelle indemnisation des victimes ?

Même si elle venait à être reconnue, la faute ne suffirait pas à engager la responsabilité de l’État. En droit positif, la victime doit en plus apporter la preuve d’un préjudice et du lien de causalité entre celui-ci et la carence. En l’état actuel des connaissances scientifiques, les déclarations des épidémiologistes sont unanimes pour affirmer que le port du masque FFP2 constitue une mesure de protection efficace pour lutter contre la transmission du coronavirus, ce qui pourrait faciliter l’établissement du lien de causalité.

Soignants, livreurs, employés de supermarché, mais aussi toutes les personnes exposées, au contact des malades ou elles-mêmes malades, sont susceptibles de former un recours. Des préjudices de toute sorte pourront être évoqués. L’on songe ici notamment aux préjudices d’affection liés au décès d’un proche, à des incapacités permanentes, voire simplement à l’angoisse d’être exposé à la maladie – mais il faut dans ce dernier cas des éléments circonstanciés. Le juge administratif est plutôt généreux ces dernières années, sa jurisprudence tendant à l’extension de la reconnaissance des chefs de préjudice.

Néanmoins, il n’est pas à exclure que le juge voie dans l’absence de port du masque uniquement une perte de chance, la perte d’une chance de se soustraire à la maladie (raisonnement fréquent dans ses décisions, dès lors que le préjudice est multicausal). Cela conduirait à diminuer le montant de l’indemnisation. Un autre facteur de réduction de l’indemnisation serait celui de la faute ou du fait de la victime : la victime a-t-elle accepté ce risque, par exemple en travaillant volontairement ? A-t-elle pris des risques inconsidérés en ne respectant pas certains gestes barrières ? On songe également à la faute du tiers qui pourrait être opposée aux victimes devant le juge administratif, par exemple celle de l’employeur des salariés du secteur privé. Si ces hypothèses ne diminuent en rien la faute de l’État, le montant de l’indemnisation, lui, peut l’être fortement. Il n’est pas exclu non plus que, dans certaines hypothèses, le juge en vienne même à retenir l’absence de préjudice ou de lien de causalité et donc que la responsabilité ne puisse pas être engagée.

Enfin, il faut rappeler que le seul pouvoir du juge dans le cadre de la responsabilité administrative est de condamner l’administration/ l’État au versement d’une compensation pécuniaire, et ce, dans plusieurs années uniquement. In fine, les contribuables seront donc indirectement mis à contribution, puisque la condamnation pécuniaire pèse sur le budget de l’État. Il ne faut pas s’attendre non plus, par ce recours, à ce que des ministres soient condamnés ni à ce qu’il soit enjoint à l’État de prendre des mesures pour mettre des masques à disposition des individus.

La condamnation de l’État pour carence fautive aurait principalement une vertu symbolique pour les requérants – la reconnaissance de leur statut de victime – et stigmatisante pour l’État – à travers sa condamnation pour faute. On aimerait que la condamnation ait aussi des vertus pédagogiques, aux termes desquelles l’État serait incité à tirer pour l’avenir les leçons de la présente crise sanitaire, mais on doute qu’une telle action suffise à arracher le masque de l’incurie étatique.

 

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