Par Nicolas Vergnet, Maître de conférences à l’Université Paris II Panthéon-Assas

Fruit d’une vaste enquête collaborative menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) à partir d’une fuite de près de 12 millions de documents confidentiels, les Pandora Papers mettent une nouvelle fois la question de la planification fiscale et du secret qui l’entoure traditionnellement sous le feu des projecteurs médiatiques.

Généralement présentée aux étudiants en droit comme une matière caractérisée par son réalisme et son amoralisme (entendre : qui ne s’encombre pas de considérations éthiques lorsqu’il s’agit par exemple de taxer pots-de-vin, bakchichs et autres revenus de la prostitution), la fiscalité semble depuis plusieurs années opérer une véritable mue, à la faveur de débats devenus récurrents sur l’érosion de la frontière séparant l’illégalité de l’immorale légalité. Il existerait en effet, entre les contribuables généreux et altruistes et ceux, plus avaricieux, qui n’hésiteraient pas à violer la loi pour se soustraire à leurs obligations civiques élémentaires, une zone grise dans laquelle se regrouperaient des personnes suffisamment informées pour bénéficier de montages destinés à réduire leur charge fiscale tout en se conformant aux prescriptions d’un droit qu’il faudrait réformer.

Il est en effet devenu courant que sur les plateaux télévisés ou autour des tables familiales soit soulevée la question du patriotisme fiscal déficient de telle ou telle célébrité dont la société offshore aurait été révélée dans la presse. Il faut bien sûr s’en réjouir, car il s’agit là d’un sujet fondamental que celui du consentement à l’impôt, gravé dans le marbre de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et qu’ébranle le sentiment croissant d’injustice éprouvé par de nombreux citoyens. Partant, les révélations de l’ICIJ soulèvent, sans s’y limiter, la question de la frontière entre l’illégal et l’immoral, celle de l’incapacité de la fiscalité internationale à moraliser les comportements de certains ou encore celle du rôle croissant de l’opinion publique dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale.

Les Pandora Papers interrogent-ils sur la légalité ou sur la moralité des montages qu’ils révèlent ?

Commençons par observer qu’un montage n’est jamais « légal » ou « illégal » par essence : tout dépend du (ou des) droit(s) dans le champ d’application desquels il s’inscrit : ce que permet la fiscalité française peut parfaitement être prohibé par la fiscalité d’un autre État – et inversement. Dès lors qu’ils concernent des personnes et des sociétés qui dépendent d’une myriade de juridictions, il serait vain de vouloir dresser l’inventaire des montages révélés par les Pandora Papers pour opérer le tri entre ceux qui seraient supposément « légaux » et ceux qui seraient (tout aussi supposément) « illégaux ».

Ce n’est donc pas tant la conformité de certaines pratiques aux lois en vigueur qu’interroge l’enquête de l’ICIJ, mais plutôt le sentiment d’iniquité que pourrait légitimement entretenir le constat d’opportunités de planification offertes à certains contribuables par le système fiscal international. Les Panama Papers, Paradise Papers, et Pandora Papers sont autant de chocs médiatiques qui diffusent l’impression d’un pouvoir politique sinon impuissant, au moins trop peu volontaire pour garantir, par la loi, que chacun prenne sa juste part dans la répartition de la contribution à la recette publique.

La critique est-elle pour autant justifiée ? De nombreuses réformes ont été entreprises ces dernières années afin de renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, que ce soit sous l’égide de l’OCDE (plan d’action contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, réforme de l’imposition des revenus de l’économie numérique, adoption d’un impôt minimum mondial, promotion de l’échange automatique d’informations, etc.), de l’Union européenne (mise en place d’un reporting pays par pays, adoption de directives contre l’évitement fiscal ou promouvant la déclaration de montages dits « agressifs », etc.) ou par les États eux-mêmes. Pourquoi, en dépit de toutes ces avancées, perdure un sentiment d’immoralité de la fiscalité internationale ?

Est-il possible de « moraliser » la fiscalité internationale ?

De la même manière qu’un montage n’est pas légal ou illégal par essence, son caractère « moral » peut lui-même être à dimension variable. Prenons l’exemple d’une personne qui réside, travaille et paye ses impôts en France et dont le voisin est un multimillionnaire tirant ses revenus d’une entreprise située en Italie. Cette personne trouverait certainement « immoral » que son voisin ne paye pas lui aussi ses impôts en France alors qu’il bénéficie par ailleurs de l’ensemble des services publics locaux (écoles, hôpitaux, routes, etc.). Imaginons maintenant la situation inverse, dans laquelle ce résident français vit à côté d’une entreprise opérant dans l’hexagone, mais détenue par un résident italien. Ici encore, il pourrait lui sembler « immoral » que les bénéfices de cette entreprise échappent à l’impôt français. Mais il pourrait également sembler « immoral » que le propriétaire de l’entreprise, bien que multimillionnaire, soit doublement taxé (en France et en Italie) sur les revenus générés par son entreprise – cette solution découragerait du reste toute volonté d’expansion à l’étranger et porterait préjudice à la prospérité économique globale. Dès lors que tous les pays concernés ne peuvent pas taxer le même revenu en même temps, il faut donc bien se résoudre à trancher parmi ces différentes « injustices ».

Dans une économie globalisée, la répartition de l’impôt repose sur un arbitrage permanent entre des allégeances fiscales légitimes mais concurrentes, faute de quoi nous basculerions dans un monde où chacun serait assigné à résidence dans son pays. La boussole du droit fiscal international ne saurait donc être une « morale » évidente et indiscutable. Celui-ci doit se contenter d’organiser la répartition des revenus de la manière la plus équitable possible, en favorisant tantôt l’équité horizontale (entre États), tantôt l’équité verticale (entre contribuables d’un même État), mais sans jamais parvenir à atteindre pleinement les deux.

Est-ce à dire qu’il serait impossible de « moraliser » certaines situations dans lesquelles la répartition internationale de l’impôt aboutit à ce que des contribuables se placent dans des juridictions qui décident de ne pas les imposer et/ou de ne pas révéler leur existence ? Rien n’est moins sûr si l’on observe le rôle croissant joué par l’opinion publique dans la manière dont s’organisent depuis plusieurs années les patrimoines et les activités.

De quelle manière les révélations de l’ICIJ participent-elles à la moralisation des comportements ?

Le droit français contient déjà des dispositions qui permettent, par exemple, d’imposer les revenus réalisés en ayant recours à des entreprises situées dans des « États à fiscalité privilégiée » (article 123 bis du CGI) ou par des artistes et sportifs facturant leurs prestations sur le sol français par l’intermédiaire de sociétés situées à l’étranger (article 155 A du CGI). Il est donc probable que les cas révélés par les Pandora Papers dans lesquels telle ou telle personnalité publique aurait rendu des prestations en au travers d’une société offshore concernent en réalité des actes réalisés ou des personnes domiciliées hors de France.

Toutefois, le décalage entre l’évidente volonté de la loi et la persistance du sentiment diffus d’anormalité face à certaines pratiques traduit une incapacité de la première à tracer, par des critères clairs et universels, une véritable ligne de démarcation entre le moral et l’immoral. Pour cette raison, un déplacement notable de l’origine de la sanction de ces pratiques qui, ne trouvant plus nécessairement son origine dans la loi, émane de plus en plus fréquemment de l’opinion publique peut être observé. Conscients de l’attention grandissante portée par les contribuables à leur réputation, les décideurs politiques ont progressivement bâti le cadre légal organisant cette contrainte en favorisant la déclaration de multiples situations, qu’elles soient frauduleuses ou dénuées de tout caractère répréhensible. S’agissant des premières (les plus frauduleuses), la loi du 23 octobre 2018 a introduit le « name and shame » en permettant de rendre publiques les amendes ou majorations appliquées aux entreprises coupables des manquements les plus graves. S’agissant des secondes (celles qui ne sont pas répréhensibles) les directives « CbCR fiscal » et « CbCR public » ont organisé l’obligation, pour les multinationales, d’indiquer comment se répartissent leurs revenus et leurs impôts – aux administrations fiscales pour la première et au public pour la seconde qui, rappelons-le, n’est encore qu’un projet.

Mais plus intéressante encore est l’adoption récente de la directive « DAC 6 » qui prévoit la déclaration obligatoire, par les contribuables et/ou leurs conseils, des schémas d’optimisation fiscale qu’ils mettent en place lorsque ces schémas remplissent certains « marqueurs » qui, ne disant rien de leur légalité ou de leur illégalité, témoignent cependant d’un risque potentiel d’évasion fiscale. La solution est particulièrement novatrice dans la mesure où la loi, sans parvenir à distinguer le normal de l’anormal, se contente désormais d’« indices » qui contraignent les contribuables et leurs conseils à une sorte d’examen de conscience systématique lors de la mise en place de leurs opérations.

Reste que puisque l’impôt s’applique à la richesse perçue, détenue et même consommée, rares sont les aspects de l’existence qui échappent au droit fiscal dont la complexité, trop souvent décriée, n’est finalement que la conséquence de celle de la réalité, laquelle s’accommode souvent bien mal de concepts aussi labiles que la « morale ».

Pour en découvrir davantage au sujet de l’évasion fiscale :

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