Par Anne-Laure Chaumette – Professeur de droit public – Université Paris Nanterre – membre du CEDIN et Kevin Mariat – Maître de conférences en droit pénal – Université Paris Nanterre – membre du CDPC
Le lundi 10 octobre 2022 s’est ouvert devant la Cour d’assises de Paris le procès de Kunti Kamara, un ressortissant Libérien, accusé de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie commis dans le comté du Lofa entre 1993 et 1994 pendant la guerre au Libéria. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité. La première guerre civile du Libéria a duré de 1989 à 1996. Entre 1993 et 1994, elle oppose l’Ulimo (United Liberation movement of Liberia for Democracy) qui regroupe les partisans de l’ancien président Samuel Doe et le NPFL (National Patriotic Front of Liberia) dirigé par Charles Taylor (qui sera par la suite condamné à 50 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone). Kunti Kamara, surnommé « CO Kunti », est un ancien commandant de l’Ulimo. Il est le troisième membre de l’Ulimo à être jugé, après Mohammed Jabbateh condamné aux États-Unis et Alieu Kosiah dont le procès en appel s’ouvrira début 2023 en Suisse.

Pourquoi le procès a-t-il lieu à Paris alors que ni K. Kamara ni les victimes n’ont la nationalité française et que les faits n’ont pas été commis en France ?

La tenue du procès en France, alors qu’il n’y a aucun rattachement au droit français, est rendue possible par un titre de compétence particulier : la compétence universelle. Historiquement, le droit pénal est lié à l’État, son territoire et sa souveraineté. Ainsi les juridictions pénales françaises sont compétentes lorsque l’acte criminel a un lien avec l’Etat français : lorsque l’infraction est commise sur le territoire de la République (compétence territoriale, arts. 113-2 et s. du Code pénal), lorsque l’infraction est commise à l’étranger par un auteur français ou sur une victime française (compétence personnelle active dans le premier cas, passive dans le second, arts. 113-6 et s. du Code pénal), lorsque l’infraction est commise à l’étranger mais porte atteinte aux intérêts fondamentaux de la France (compétence réelle, art. 113-10 du Code pénal).

Au-delà, l’article 689 et s. du Code de procédure pénale prévoit que les juridictions françaises peuvent également connaître d’une infraction commise à l’étranger, sans lien avec le système français autre qu’une disposition légale ou conventionnelle attribuant compétence aux juridictions françaises (compétence universelle). C’est ce dernier titre de compétence qui justifie le procès en France d’un ressortissant libérien pour des faits commis au Libéria sur la population locale. Plus précisément, l’article 689-11 du Code de procédure pénale donne, sous conditions, compétence aux juridictions pénales françaises pour connaître des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides commis à l’étranger par un auteur étranger sur des victimes étrangères. En ce qui concerne la torture, il s’agit de l’article 689-2.

De quoi est accusé Kunti Kamara ?

Kunti Kamara est poursuivi pour trois chefs d’accusation : complice de crimes contre l’humanité, auteur d’acte de tortures et de barbarie, complice d’actes de tortures et de barbarie.

Rappelons qu’il existe en droit pénal un principe de solidarité des compétences impliquant que le juge pénal français ne peut appliquer que la loi pénale française. K. Kamara sera donc jugé selon le Code pénal français en vigueur à l’époque des faits, c’est-à-dire en 1993-1994.

Il est d’abord accusé de s’être rendu complice de « la pratique massive et systématique […] de la torture ou d’actes inhumains, inspiré[e] par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisé[e] en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile » (Article 212-1 du Code pénal en vigueur en 1994). Plus précisément, il aurait sciemment aidé et assisté les auteurs des actes de torture afin d’en faciliter la préparation et la perpétration (article 121-7 du Code pénal).

La définition du crime contre l’humanité telle que prévue dans le droit français au moment des faits présente deux spécificités par rapport à celle utilisée devant les juridictions internationales (comme la Cour pénale internationale) : la pratique doit, d’une part, être massive ET systématique (alors que le droit international pénal pose une alternative) ; d’autre part, elle exige une intention discriminatoire (alors que le droit international pénal ne requiert cette intention que pour les actes de persécution et non pour l’ensemble des actes constitutifs de crimes contre l’humanité).

Il est également accusé d’avoir commis et de s’être rendu complice d’actes de torture et de barbarie. Si le code pénal français prévoit bien la répression de tels actes à l’article 222-1, il ne les définit pas. Deux éléments sont à noter ici : d’une part, la doctrine et la jurisprudence française considèrent que l’infraction de « torture ou acte de barbarie » forme un tout indivisible et qu’il ne s’agit pas de deux infraction distinctes ; d’autre part, en l’absence de définition textuelle, la qualification de torture ou actes de barbarie relève de l’appréciation souveraine des juges du fond (voir par ex., Cass, crim., 28 juillet 2021, 21-83.027). Concrètement, le juge français renvoie généralement à la définition posée par la Convention contre la torture de 1984. Constituent un acte de torture ou de barbarie, « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne […] ».

Devant la Cour d’assises, Kunti Kamara est accusé d’avoir causé des souffrances aiguës à cinq victimes en les soumettant soit à la méthode du « Tabé » soit à effectuer du travail forcé (pour ces faits commis en 1993, il est poursuivi comme auteur d’actes de torture et de barbarie) ; il est aussi accusé d’avoir permis et encouragé le viol et des actes de torture sexuelle contre deux autres victimes afin de les réduire à l’état d’esclave sexuelle (pour ces faits commis en 1994, il est poursuivi comme complice d’actes de torture et de barbarie).

Le procès est donc centré autour d’actes qui peuvent être rattachés soit au crime contre l’humanité, soit à la qualification autonome de torture. Dans le premier cas, les juges s’intéresseront au contexte et s’attacheront à vérifier s’il existait un plan concerté impliquant la commission massive d’actes de torture à l’encontre de la population civile et des Kissi ; dans le second, les juges analyseront des faits plus spécifiques liés à des victimes particulières.

Si K. Kamara était condamné, quelle serait la portée du jugement ?

En cas de condamnation, par hypothèse à une peine privative de liberté, le premier effet sera l’incarcération de M. Kamara, sous réserve de la déduction du temps passé en détention provisoire. Des peines complémentaires pourraient être également prononcées telles que la confiscation des biens (article 213-1 du Code pénal) ou l’interdiction du territoire français (article 213-2 du Code pénal).

De plus, une condamnation permettrait d’ouvrir la voie à l’indemnisation des victimes parties civiles, aspect important des procédures en matière de crimes internationaux.

Plus globalement, une condamnation sur la base de la compétence universelle pourrait-elle ouvrir la voie à de nouveaux procès ? Si les associations soulignent « un signe de l’engagement de la France dans la lutte contre l’impunité pour les crimes les plus graves », ce procès ne sera sans doute qu’une éclaircie dans le travail judiciaire français, tant les conditions de la compétence universelle prévues à l’article 689-11 du Code de procédure pénale sont strictes. Quatre verrous encadrent la compétence universelle pour crime contre l’humanité : l’accusé doit avoir sa résidence habituelle en France ; les actes pour lesquels il est poursuivi doivent être incriminés tant dans le droit français que dans le droit du pays où ils ont été commis ; seul le parquet peut déclencher les poursuites (les victimes ne peuvent pas se constituer partie civile) ; la compétence française n’est possible que si aucune juridiction internationale ou étrangère ne demande l’extradition de l’accusé.

Le verrou de la double incrimination, en particulier, a beaucoup fait parler de lui lorsque la Cour de cassation a refusé la compétence des juridictions pénales françaises pour des crimes contre l’humanité commis en Syrie au motif de l’absence de double incrimination (Crim. 24 nov. 2021, n° 21- 81.344). La chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris ayant résisté (Cour d’appel de Paris, pôle 7, première chambre de l’instruction, 4 avril 2022, dossier n°2020/06201), un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation est attendu.

Le procès contre K. Kamara ne doit donc pas faire oublier les limites du droit français. En particulier, si d’autres victimes d’exactions commises au Libéria étaient tentées de porter plainte en France pour crimes contre l’humanité, les verrous de la résidence habituelle et du monopole du parquet dans le déclenchement de l’action publique constitueraient autant de freins à la répression.

En revanche, si des faits de torture étaient en cause, les verrous à la compétence des juridictions françaises seraient moindres puisque seule la présence de l’accusé en France est exigée par l’article 689-1 du Code de procédure pénale.

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