Par Jean-Marie Brigant – Maître de conférences en droit privé à l’Université du Mans – Membre du Themis-Um
Au début de ce mois de février 2022, la presse française a révélé que l’ancien PDG du groupe Orpéa, limogé après les accusations de maltraitance dans les maisons de retraite, aurait vendu pour près de 600 000 euros d’actions au cours du mois de juillet 2021, alors que l’intéressé était informé depuis au moins trois semaines qu’un livre était en préparation concernant les dysfonctionnements dans la gestion des EHPAD. Depuis la récente publication des Fossoyeurs de V. Castanet en janvier 2022, le cours de l’action Orpéa est passée de 100 à 40 euros environ (soit une baisse 65 % depuis fin juillet). Les circonstances et la chronologie de ces cessions de titres par l’ancien dirigeant social conduisent à se demander s’il a commis un délit d’initié. Cette infraction-phare du droit pénal financier vise à punir les personnes qui tirent profit sur les marchés financiers d’un avantage informationnel avant le public. La répression de cet « abus de savoir » vise à protéger l’égalité d’accès aux informations pour tout investisseur et préserver la confiance dans le marché.
En quoi est-il pertinent, en l’espèce, de s’interroger sur la commission d’un délit d’initié ?
Instauré par une loi du 23 décembre 1970, le délit d’initié figure aujourd’hui dans le Code monétaire et financier, au titre des atteintes à la transparence du marché.
Tout d’abord, cette infraction complexe suppose de remplir deux conditions préalables. La première concerne la qualité d’initié (étymologiquement celui qui est admis à la connaissance d’éléments que les autres n’ont pas et qui est introduit dans un cercle). Il existe trois catégories d’initiés qui vont du plus près au plus éloigné de l’information : les initiés primaires qui visent les dirigeants qui ont accès aux informations par leur statut, les initiés secondaires qui disposent d’informations à l’occasion de l’exercice de leur profession ou de leurs fonctions et les initiés tertiaires qui renvoient à « toute personne » possédant en connaissance de cause une telle information. Les éléments de l’affaire Orpea permettent de classer l’ancien dirigeant dans la première catégorie sur laquelle pèse une présomption de connaissance de l’information privilégiée.
La seconde condition est relative à la notion d’information privilégiée. S’il ne fait aucun doute ici que la préparation de l’ouvrage concerne directement un émetteur (le groupe Orpéa), encore faudra-t-il savoir s’il s’agit d’une « information à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, (…) et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés » (Règl. UE, 7 avril 2014, art. 7. 1). Si la condition de précision de l’information permet d’exclure de vagues renseignements ou simple rumeur, elle n’implique pas forcément la certitude de l’information. L’essentiel sera de déterminer si en juillet 2021, l’information quant à la publication à venir des Fossoyeurs était suffisamment précise pour qu’on puisse en tirer une conclusion quant à l’effet possible de cette publication sur le cours du titre Orpéa. Il s’agira donc de déterminer si la publication du livre avait des chances raisonnables d’aboutir au moment des opérations boursières.
Ensuite, le comportement incriminé consiste dans le fait de « faire usage de cette information privilégiée en réalisant, pour elle-même ou pour autrui, soit directement, soit indirectement, une ou plusieurs opérations ou en annulant ou en modifiant un ou plusieurs ordres passés par cette même personne avant qu’elle ne détienne l’information privilégiée, sur les instruments financiers émis par cet émetteur (…) » (C. mon. fin., art. L. 465-1, I.A). Le délit d’initié est une infraction formelle qui se caractérise ainsi par la seule réalisation de l’opération litigieuse (acquisition ou cession), indépendamment de ses résultats (bénéfice, préjudice). Une obligation d’abstention absolue est donc attendue des dirigeants. Pour caractériser une telle infraction, il faudrait que soit apportée la preuve de l’antériorité des opérations boursières sur la divulgation dans le public d’information jusqu’alors confidentielle.
Enfin, le délit d’initié est une infraction intentionnelle qui requiert la volonté d’utiliser une information que l’on sait privilégiée avant que le public en ait connaissance.
A quelles poursuites le dirigeant est-il exposé ?
Le comportement d’initié, comme toute infraction boursière, fait l’objet d’une double répression : pénale par le juge en tant que délit, et administrative par l’AMF. Un comportement d’initié adopté par une même personne pouvait ainsi théoriquement faire l’objet de doubles poursuites voire d’une double condamnation. Ce cumul répressif ayant été déclaré contraire à la Constitution par le Conseil Constitutionnel, le législateur a mis en place en 2016 un dispositif de poursuites alternatives, plus connu sous le nom de « système d’aiguillage » (art. L. 465-6-3 CMF).
Ce système repose d’abord sur l’interdiction expresse des doubles poursuites. D’un côté, le procureur de la République financier (PNF) ne peut mettre en mouvement l’action publique lorsque l’AMF a procédé à la notification des griefs pour les mêmes faits et à l’égard de la même personne. De l’autre côté, l’AMF ne peut procéder à la notification des griefs à une personne à l’encontre de laquelle l’action publique a été mise en mouvement pour les mêmes faits par le PNF.
Ce système s’appuie ensuite sur une concertation obligatoire entre le PNF et l’AMF : l’autorité qui souhaite déclencher les poursuites doit en informer l’autre qui dispose alors d’un délai de deux mois pour faire connaître son intention de poursuivre ou non. Le silence gardé par la dernière comme son refus dans le délai prévu permet alors à la première autorité d’engager les poursuites (administratives ou pénales). En cas de désaccord entre les deux autorités, c’est le Procureur général près la Cour d’appel de Paris qui viendra trancher le conflit dans un délai de deux mois à compter de sa saisine. Cette décision qui a pour objet d’autoriser ou non le PNF à mettre en mouvement l’action publique, est définitive et insusceptible de recours.
Concernant l’ex-dirigeant d’Orpea, l’aiguillage s’est fait en faveur du PNF qui a ouvert une enquête visant ses agissements. La gravité des faits et les droits des victimes pourraient expliquer la compétence du PNF. On peut relever à cet égard que l’aiguillage ne repose sur aucun critère légal, contrevenant ainsi au principe de prévisibilité de la loi pénale. La CEDH a déjà eu l’occasion de condamner un Etat (Malte) pour cette raison (CEDH, 22 janvier 2013, Camilleri c. Malte, req. n° 42931/10) et le pouvoir discrétionnaire conféré au Procureur général près la Cour d’appel de Paris dans la procédure d’aiguillage pourrait conduire à une condamnation de la France pour violation du principe de légalité des peines (article 7.1 de la Convention EDH).
Quelles sont les sanctions encourues ?
L’utilisation d’une information privilégiée fait l’objet de répressions pénale et administrative.
Les peines encourues pour délit d’initié sont de cinq ans d’emprisonnement et de cent millions d’euros d’amende. En pratique, l’emprisonnement est rarement prononcé et l’amende n’atteint pas un tel montant. Précisons d’abord que ces peines principales ont été lourdement aggravées par la loi du 21 juin 2016 afin de réprimer, de manière indifférenciée, toutes les catégories d’initiés (auparavant : deux ans d’emprisonnement et un million et demi d’euros d’amende). Ensuite, le montant de l’amende peut « être porté jusqu’au décuple du montant de l’avantage retiré du délit, sans que l’amende puisse être inférieure à cet avantage » (C. mon. fin., art. L. 465-1, I. A.). Ce mécanisme d’amende proportionnelle permet d’intégrer le gain effectif ou potentiel mais également la perte évitée et d’en faire une peine minimale qui s’impose au juge pénal. Dans l’affaire Orpéa, la possibilité d’un gain retiré comme celle d’une perte boursière évitée pourrait ainsi entrer en ligne de compte dans le calcul théorique de l’amende. Enfin, de manière étonnante, aucune peine complémentaire n’est prévue, à la différence d’autres infractions (interdiction des droits civiques, interdictions professionnelles, etc.).
S’agissant du manquement d’initié, la commission des sanctions de l’AMF peut prononcer « une sanction pécuniaire dont le montant ne peut être supérieur à cent millions d’euros ou au décuple du montant de l’avantage retiré du manquement si celui-ci peut être déterminé » (C. mon. fin., art. L. 621-15, III, c) . Dans une logique d’individualisation, l’AMF peut tenir compte d’autres critères dans la mise en œuvre de cette sanction pécuniaire dont la gravité du manquement mais surtout « l’importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne en cause, dans la mesure où ils peuvent être déterminés » (C. mon. fin., art. L. 621-15, III, c)). Dans le cas du PDG d’Orpéa, la question de la perte évitée pourrait à nouveau servir au calcul de l’amende. Enfin, à la différence du droit pénal, la publication de la décision de la commission des sanctions est prévue à titre complémentaire. Cette sanction redoutable, inspirée du Name & Shame, est obligatoire et non motivée.