Par Philippe Delebecque – Professeur émérite à l’École de droit de La Sorbonne
 

Les eaux au large de Terre Neuve sont décidément maudites. Après le naufrage du Titanic, le 14 avril 1912, c’est le submersible Titan, sous pavillon américain (d’après ce que l’on croit savoir) et exploité par l’entreprise privée américaine Ocean Gate Expeditions, qui s’y est perdu avec cinq personnes à son bord, dont un français, alors qu’il était parti pour explorer l’épave du fameux paquebot échouée à près de 4 000 mètres de profondeur. La nouvelle catastrophe est survenue, comme la précédente, en haute mer où règne le principe de la liberté de navigation. Les enquêtes diligentées par les autorités canadiennes et américaines nous diront quelles sont les causes précises de l’accident, mais, en l’état, on ne saurait exclure des défaillances d’Ocean Gate elle-même et peut-être des imprudences des malheureuses victimes, décédées dans des conditions dramatiques. De ces faits naissent des questions juridiques, et plus précisément des questions de responsabilité.

Quels seraient les fondements des possibles actions à l’encontre de la société OceanGate ?

Sur le plan pénal, les ayants droit de la victime de nationalité française seront en droit de saisir un tribunal français et d’engager une action en application du droit français (Code pénal, art. 113-7) pour homicide par imprudence (Code pénal, art. 221-6). Ils pourront, le cas échéant, se porter parties civiles. Encore faudra-t-il imputer une faute à l’armateur, telle étant la qualité d’Ocean Gate en tant qu’exploitant du submersible répondant à la qualification de navire (engin affecté à la navigation, ici de plaisance, le voyage prévu étant de caractère touristique et non commercial).

Quant à la responsabilité civile, on est tenté de la rechercher d’abord et avant tout à l’égard d’Ocean Gate elle-même et en dehors de toute qualification d’opération de transport. Le déplacement n’était pas l’élément principal du voyage et dans ces conditions, les seuls fondements juridiques d’une éventuelle action des ayants droit des victimes reposent sur le droit commun de la responsabilité contractuelle – et non de la responsabilité extracontractuelle -, les relations établies entre Ocean Gate et les personnes concernées étant de nature pécuniaire.

La signature d’une décharge par les personnes à bord est-elle un obstacle à l’exercice de poursuites judiciaires ?

La première question qui se pose est alors de savoir, au-delà de la détermination de la juridiction compétente, quelle est la loi appelée à régir cette responsabilité contractuelle. Là encore, on peut imaginer que les parties soient convenues de s’en tenir à la loi américaine, ou plus exactement à la loi de tel ou tel État, tout en stipulant une décharge de responsabilité. Au regard du droit américain, ce genre de clause d’exonération de responsabilité est sans doute valable et de nature à libérer l’armateur de ses défaillances, à les supposer démontrées. Précisons qu’au regard du droit français, les clauses d’exonération couvrant une responsabilité pour préjudice corporel qui ont été un temps considérées comme valables, sous réserve du dol ou de la faute lourde du débiteur, sont aujourd’hui sinon suspectes, du moins regardées avec beaucoup de réserves, ce qui devrait conduire à les écarter dès lors que les défaillances du débiteur sont sérieuses et surtout dûment établies.

Il se peut cependant qu’aucune décharge de responsabilité n’ait été conclue, auquel cas l’armateur serait en droit de se prévaloir de la règle essentielle du droit maritime qui trouve son expression dans la limitation de responsabilité. La Convention de 1976 qui organise cette institution n’a pas été ratifiée par les Etats-Unis, mais le droit américain en admet le principe, si bien que la réparation du préjudice (même corporel) causé à l’occasion de l’exploitation d’un navire (même de plaisance) n’est pas intégrale, à moins que la faute personnelle inexcusable de l’armateur ne soit démontrée : la limitation de responsabilité est un privilège qui se mérite !

La société OceanGate pourrait-elle échapper à l’engagement de sa responsabilité ?

L’exploitation du submersible était peut-être assurée, ce qui simplifierait naturellement les choses. Si l’assureur de responsabilité est en droit de se prévaloir lui-même de la limitation de responsabilité, il peut aussi y renoncer, ce qui serait bien entendu favorable aux victimes et à leurs ayants droit. Rien ne s’opposerait, non plus, à ce que les uns et les autres s’accordent dans le cadre d’un règlement amiable, ce que l’on peut, au demeurant dans un tel contexte, souhaiter.