Par Gwénaële Calvès – Professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise
La Cour suprême des États-Unis a clos sa session annuelle en publiant plusieurs arrêts, les 29 et 30 juin 2023, qui confirment l’ampleur de la « révolution conservatrice » engagée en son sein depuis quelques années. L’arrêt 303 Creative LLC v. Elenis témoigne de sa volonté de renforcer les droits des fondamentalistes chrétiens, au détriment des personnes LGBT.

L’arrêt 303 Creative LLC v. Elenis du 30 juin 2023 délivre-t-il un «permis de discriminer» aux artisans et commerçants qui refusent de servir des clients homosexuels?

D’après la juge Sotomayor et les deux autres juges progressistes (Kagan et Jackson) qui ont souscrit à son opinion dissidente, cela ne fait aucun doute. « Aujourd’hui », écrit-elle, « la Cour, pour la première fois de son histoire, accorde aux commerces accessibles à tous un droit constitutionnel de refuser de servir les membres d’un groupe protégé ». Au fil de trente-huit pages indignées et émues, la juge convoque le souvenir de la ségrégation institutionnelle, rappelle les situations dramatiques auxquelles se trouvent confrontés des couples de même sexe, et va jusqu’à évoquer le panneau « interdit aux chiens et aux Juifs » que sa défunte collègue Ruth Bader Ginsburg, dans son enfance, avait vu placardé aux portes d’une station balnéaire de Pennsylvanie.  

L’opinion majoritaire, rédigée par le juge Gorsuch, réfute catégoriquement une telle lecture de l’arrêt. Ce n’est pas de discrimination qu’il est question dans l’affaire soumise à l’examen de la Cour, mais de liberté d’expression. Le problème ne porte pas sur la loi du Colorado en tant qu’elle interdit, comme dans une vingtaine d’autres États américains, la discrimination à l’encontre des personnes LGBT dans l’offre de biens et services. Ce qui est en cause, c’est le droit de l’État de forcer un citoyen à dire le contraire de ce qu’il pense.

En l’espèce, la requérante est une chrétienne évangélique, qui estime que l’ouverture de l’institution du mariage aux couples de même sexe, décidée par la Cour suprême des États-Unis en 2015, contrevient à la loi divine. Conceptrice de sites web, Lorie Smith envisageait de vendre des sites personnalisés aux couples désireux d’annoncer leur futur mariage. Aucun client ne serait rejeté en raison de son orientation sexuelle, mais aucun contenu contraire aux enseignements de la Bible ne pourrait figurer, sous quelque forme que ce soit, sur l’un de ses sites. Cette réserve impliquait de manière certaine qu’un couple de même sexe ne pourrait pas faire appel à ses services pour annoncer son mariage. De manière tout aussi certaine, la requérante s’exposait, dès l’ouverture de son commerce, à des sanctions de la part de l’autorité administrative chargée de veiller au respect de la loi anti-discriminatoire.

La Cour suprême, après avoir jugé recevable ce pre-enforcement challenge (« contestation avant application ») dirigé contre la loi du Colorado, déclare que celle-ci porte atteinte au droit à la liberté d’expression, garanti par le Ier amendement à la Constitution fédérale.

Mais en quoi l’obligation de servir des couples gay peut-elle porter atteinte à la liberté d’expression d’un commerçant?

La clause de Free Speech du Ier Amendement est invoquée à des fins purement tactiques, depuis près de vingt ans, par des commerçants chrétiens ulcérés par l’ouverture progressive du mariage aux couples de même sexe (le premier État à sauter le pas fut le Massachussetts, en 2004). Bien sûr, leur liberté d’expression n’est pas directement menacée par ces lois : rien ne les empêche de proclamer urbi et orbi qu’elles sont l’œuvre du démon. Mais dans les États où la loi les contraint à servir les couples homosexuels, ils jugent que les pouvoirs publics les forcent à se rendre complices d’un très grave péché. Leur véritable souhait serait donc de faire valoir un droit à l’objection de conscience. En l’état actuel du droit constitutionnel fédéral, et malgré de belles victoires obtenues par la droite chrétienne sur le terrain de l’accommodement pour motif religieux (voir notamment Fulton v. City of Philadelphia du 17 juin 2021), leurs chances de succès restent toutefois assez faibles.

D’où l’idée d’un détour par la liberté d’expression, emprunté par de nombreux fournisseurs (wedding vendors) qui définissent leur activité comme créatrice, ou tout au moins « expressive ». En 2014, la Cour suprême fédérale avait refusé d’examiner le pourvoi d’une photographe, puis avait éludé, en 2018, la question de fond soulevée par un pâtissier, avant de devoir renoncer à trancher le cas d’une fleuriste, qui s’était désistée de sa demande en 2021. C’est donc la web designer Lorie Smith qui, en 2023, fait triompher une thèse âprement défendue depuis des années : contraindre un opposant au mariage gay à participer, en qualité de fournisseur, aux noces d’un couple de même sexe, c’est le placer — dès lors que son activité commerciale présente également un caractère « expressif » — dans une situation de « discours imposé » (compelled speech).

La doctrine jurisprudentielle du « discours imposé » trouve son origine dans le célèbre arrêt West Virginia State Bd. of Education v. Barnette, rendu en 1943, par lequel la Cour a décidé qu’il était inconstitutionnel d’imposer à des élèves Témoins de Jéhovah de saluer le drapeau des États-Unis, pratique qui contrevenait selon eux au commandement « tu ne feras point d’images gravées, tu ne te prosterneras point devant elles ». La situation de Lorie Smith contrainte de prêter la main à un mariage gay est identique, affirme l’arrêt 303 Creative, à celle de ces enfants : « si elle veut parler, elle doit choisir entre dire ce que l’État exige qu’elle dise, ou exprimer ses propres convictions, au risque d’être sanctionnée ». Comme dans l’affaire Barnette, l’État, ici, « contraint les individus à exprimer un message qui correspond à ses propres vues, mais qui heurte profondément leur conscience, sur un sujet d’importance majeure ».

Quel message ? Celui, sans doute, qui affirme que les clients homosexuels sont des clients comme les autres, et que leurs fêtes de mariage sont des fêtes comme les autres. Le juge Thomas l’avait dit avec sa franchise habituelle, dans l’affaire du pâtissier (qui concernait déjà l’État du Colorado) : obliger le pâtissier à servir un couple de même sexe revient à « exiger de lui, à tout le moins, qu’il reconnaisse que leurs noces sont des “noces” et qu’elles méritent d’être fêtées, message qu’il juge absolument proscrit par sa religion ».

L’aile droite de la Cour suprême a toujours considéré que les lois qui interdisent la discrimination à raison de l’orientation sexuelle expriment une « nouvelle orthodoxie », et qu’elles stigmatisent les croyants ravalés au rang d’arriérés et d’obscurantistes. Cette thèse est désormais majoritaire, au sein d’une Cour résolue à défendre le « droit à la différence » (right to differ) des fondamentalistes chrétiens.

Quelles peuvent être les conséquences de l’arrêt 303 Creative?

La portée réelle de l’arrêt ne doit pas être surestimée. Ce qu’il impose aux organes chargés de veiller au respect du droit antidiscriminatoire d’une vingtaine d’États, c’est de s’assurer que la loi n’est pas appliquée à des acteurs économiques qui proposent des biens ou services dotés d’une dimension « expressive ». Un vidéaste, un couturier ou un musicien pourront ainsi réclamer le bénéfice de la solution 303 Creative, mais pas un chauffeur de limousine ou le gérant d’un restaurant. Des situations intermédiaires risquent, bien sûr, de soulever quelques difficultés (quid d’un coiffeur, par exemple ?), même si, en pratique, le nombre de clients qui font appel à des fournisseurs dont ils savent qu’ils les haïssent est vraisemblablement très limité.

La portée symbolique de l’arrêt, en revanche, est considérable. Outre qu’il peut, comme s’en est inquiété le Président Biden dans un communiqué de presse, ouvrir les vannes à la discrimination homophobe dans d’autres domaines, il marque une victoire importante de la droite religieuse sur le front des guerres culturelles qui fracturent les États-Unis.

En effet Lorie Smith, quoiqu’en dise la Cour, n’a aucun point commun avec les Témoins de Jéhovah, mis au ban de la société dans l’Amérique des années 1940. Elle a été soutenue dans son action par une puissante organisation de défense des droits des croyants (l’Alliance Defending Freedom, qui intervient parfois aussi devant la Cour européenne des droits de l’homme), et les très nombreux « amis de la Cour » qui ont produit des mémoires dans cette affaire (plus de quatre-vingts) intervenaient, pour la majorité d’entre eux, au soutien de sa cause. La croisade des wedding vendors s’inscrit dans le cadre d’une offensive beaucoup plus large, lancée dès les années 1980, pour abattre le mur de séparation entre les Églises et l’État et démanteler le prétendu « statut de seconde classe » que la laïcité américaine imposerait aux personnes, aux organisations et aux discours religieux. L’arrêt 303 Creative marque une nouvelle étape dans la réalisation de ce programme.

 

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