Par Julien Boudon, professeur de droit public à l’Université de Reims, Doyen de la Faculté de droit et de science politique

 Dans une tribune publiée par le Club des juristes le 3 avril 2020, j’ai soutenu que le décret du 16 mars était illégal. Cette affirmation, il est vrai un peu rapide, a suscité des contestations auxquelles je voudrais répondre.

Tant l’avis du Conseil d’État en date du 18 mars que les rapports de Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat, le 19 mars, et de Marie Guévenoux, rapporteur du texte à l’Assemblée nationale le 20 mars, ont souligné que le Gouvernement devait emprunter une porte étroite. Philippe Bas, dont on rappelle qu’il est issu du Conseil d’État, évoquait même une « base juridique fragile ». En effet, les mesures prises pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 pouvaient invoquer deux fondements : soit le pouvoir de police générale du Premier ministre et les circonstances exceptionnelles, soit le pouvoir de police spéciale du ministre de la santé. C’est le premier qui nous intéresse : le Premier ministre était-il autorisé à agir par la voie de décret au nom d’une situation extraordinaire ? Le problème est que la « théorie jurisprudentielle » des circonstances exceptionnelles (voir la thèse de Jeanne de Gliniasty) trouve difficilement à s’appliquer ici.

Deux arrêts célèbres du Conseil d’État sont mis en avant : l’arrêt Heyriès de 1918 et l’arrêt Dames Dol et Laurent de 1919. Premièrement, dans les deux cas, c’était la guerre qui justifiait les entorses à la légalité « ordinaire ». On a beau nous répéter inlassablement que « Nous sommes en guerre », il n’en reste pas moins que l’épidémie actuelle, aussi dangereuse fût-elle, n’a rien de comparable avec les millions de morts et de blessés de la Première guerre mondiale – ou de toute autre guerre. Deuxièmement, l’étendue de la dérogation consentie au Président de la République ou au Premier ministre n’a rien de comparable : durant la guerre, la vraie, il s’agissait paradoxalement de mesures de moindre ampleur que celles que nous connaissons. Voilà qu’un fonctionnaire ne pouvait accéder à son dossier avant une sanction disciplinaire et que des « dames galantes » se voyaient interdites d’exercer leur métier dans tels bars ou tripots… Ces restrictions à la liberté individuelle étaient fâcheuses mais sans commune mesure avec la mise en cause générale de la liberté d’aller et venir, certes assorties d’exceptions, que l’on trouve dans le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020. Dans l’arrêt Dames Dol et Laurent, le juge administratif tenait compte « des nécessités provenant de l’état de guerre, selon les circonstances de temps et de lieu, la catégorie des individus visés et la nature des périls qu’il importe de prévenir ». La notion de « catégorie » d’individus tend fortement à s’estomper lorsque tous sont concernés et sur l’ensemble du territoire national…

On comprend aisément qu’il fallait une loi puisque c’est le législateur, en vertu de l’article 34 de la Constitution, qui est habilité à déterminer le régime juridique des libertés publiques, ce que le Conseil d’État appelle pudiquement « un régime particulier de l’état d’urgence pour disposer d’un cadre organisé et clair d’intervention » (§ 15 de l’avis du 18 mars). Autrement dit, il fallait une base légale qui manquait cruellement au Premier ministre deux jours auparavant : sans aucun hasard, c’est après l’adoption de la loi du 23 mars, que des mesures plus rigoureuses encore étaient annoncées par le couple exécutif.

Qu’il n’y ait pas de malentendu ! Il était sans doute expédient et même nécessaire au Premier ministre de prendre le décret n° 2020-260, mais la rigueur juridique nous contraint à douter de sa légalité, même au nom des circonstances exceptionnelles.

Tel est le sens de la décision rendue par la Cour constitutionnelle du Kosovo le 31 mars (le texte est disponible en anglais sur le site internet de la Cour) : l’article 55 de la Constitution a été violé parce que les atteintes aux libertés fondamentales doivent être autorisées expressément par la loi. Si une loi a été adoptée spécialement pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, elle n’était pas suffisamment précise pour habiliter le Gouvernement à restreindre la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion et la liberté d’association sur l’ensemble du territoire national. Autrement dit, l’intervention du Gouvernement en date du 23 mars manquait de base légale et il est heureux que la jeune Cour constitutionnelle d’un petit pays comme le Kosovo vienne nous rappeler ce qui fait un État de droit.

 

A relire :

De quelques problèmes juridiques et politiques dans les circonstances actuelles par Julien Boudon, sur le Blog du Coronavirus du Club des juristes.

 

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