Par Jean-Jacques Urvoas – ancien garde des Sceaux – maître de conférences en droit public à l’Université de Brest
Le 18 octobre 2022, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) a rendu un avis de « conformité avec réserve » relatif à la prochaine nomination de Jean Castex au poste de président-directeur général de la RATP. Les contraintes posées par l’autorité administrative indépendante surprennent au regard des conséquences qu’elles vont entrainer pour l’ancien Premier ministre comme pour l’établissement public.

Sur le plan formel, cette délibération est-elle singulière ?

Il s’agit d’un avis classique remis à la suite d’une sollicitation d’un ancien ministre souhaitant vérifier la compatibilité entre son ancienne fonction et son intention « d’exercer une activité rémunérée au sein d’un établissement public » pour reprendre les termes de l’article 23 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique. Durant l’année 2022, trois anciens membres d’un gouvernement ont ainsi pareillement saisi la HATVP.

Ces délibérations sont classiquement prudentes puisque la notion de conflit d’intérêts s’apprécie avec beaucoup de nuances et de précaution. En effet, selon l’article 2 de la même loi « constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

Profondément liée à la théorie des apparences, il s’agit donc de protéger l’intérêt général en concrétisant un adage très ancien selon lequel « nul ne peut servir deux maîtres à la fois ». Mais dans un pays de droit latin où la conception légaliste de la norme est reine, ce qui rend le défi ardu. D’ailleurs, depuis près de dix ans, les textes n’ont cessé de s’enrichir en s’ajustant au prix de la sophistication.

Dès lors, il est habituel que la HATVP assortisse son avis de réserves plus ou moins sévères. Dans le cas d’un ancien Premier ministre, l’autorité administrative indépendante se devait d’être précautionneuse pour ne pas produire d’a contrario pour d’autres situations moins médiatiques, notamment concernant les hauts fonctionnaires.

Par contre, cette délibération est originale à deux titres. Tout d’abord, elle est signée de Daniel Hochedez membre du collège nommé par le président de l’Assemblée nationale. Le président de la HATVP, Didier Migaud s’est donc déporté. Il serait intéressant d’en connaitre les raisons comme d’ailleurs à chaque fois qu’un membre du collège procède de la sorte. Ensuite, elle a été intégralement publiée, ce que la loi du 11 octobre 2013 n’impose pas. Il s’agit donc d’un choix probablement mû par une volonté pédagogique.

Pourquoi qualifier cet avis de surprenant ?

Au vrai, il apparait plus baroque que surprenant. En effet, la HATVP écrit qu’il « apparait nécessaire, dans le contexte de mise en œuvre de l’ouverture à la concurrence des transports publics en Ile-de-France, d’encadrer les futures relations professionnelles de Jean Castex ». Dès lors, elle lui enjoint « de s’abstenir de toute démarche, y compris de représentation d’intérêts, auprès des membres du gouvernement en exercice qui l’étaient également lorsqu’il était Premier ministre ainsi que des membres de son cabinet qui occupent encore des fonctions publiques ».

Partant, il faut donc en déduire qu’elle interdit au président de la RATP de s’adresser directement au ministre chargé des transports. En effet, Clément Beaune fut durant deux ans secrétaire d’état aux affaires européennes dans le gouvernement Castex. Sauf que si l’on en croit une dépêche de l’AFP du 20 octobre 2022 citant « la HATVP » « il pourra répondre à toute sollicitation des membres du gouvernement »… Il ne pourra donc pas chercher à joindre mais il pourra être joint. On peine alors à identifier le risque que semble craindre la Haute autorité. Quels seraient les éléments constitutifs d’un conflit d’intérêts dans une conversation téléphonique initiée par Jean Castex qui disparaitraient si ce dernier se contentait de répondre à un appel ?…

Naturellement, de manière comparable, si un drame devait advenir sur une ligne gérée par la RATP, laquelle convoie 4,1 millions de passagers chaque jour, il serait privé de toute initiative en direction de la cheffe du gouvernement qui fut sa ministre. Il ne pourrait d’ailleurs pas plus contacter le ministre de l’Intérieur.

Certes, on pourrait arguer que Jean Castex pourra toujours s’adresser au ministre de tutelle de Clément Beaune, Christophe Béchu en charge de la transition écologiste et de la cohésion des territoires puisqu’il n’a jamais travaillé avec lui. Mais justement, si Elisabeth Borne a décidé de la création d’un ministre délégué aux transports, c’est précisément afin de garantir un suivi gouvernemental affiné dans ce secteur, déchargeant ainsi de facto le ministre de plein exercice.

De même, il est plausible que des réponses seront trouvées dans l’organisation administrative de la RATP en confiant les contacts avec l’Etat à un autre dirigeant de l’entreprise mais on conviendra que cela ne sera probablement pas un facteur de fluidité et donc d’efficacité.

Au fond, cet avis n’est pas sans rappeler la loi du 13 mars 1873 adoptée par l’Assemblée nationale que Thiers avait qualifiée de « cérémonial chinois » pour moquer un raffinement destiné à entraver ses initiatives politiques. Même si les motivations sont différentes, dans les deux cas, une accumulation de contraintes entrave lourdement le fonctionnement normal d’une institution. Cela semble aussi l’avis du président du Sénat Gérard Larcher qui vient de regretter « un empêchement ».

Cette sophistication n’est-elle pas plutôt le prix à payer pour préserver la neutralité de l’administration ?

Cela illustre surtout le fait que la HATVP étire de manière manifeste son contrôle « déontologique » sans que rien n’atteste qu’elle dispose des moyens de l’exercer réellement. Il est vrai que la loi du 6 août 2019 l’a invité à agir dans cette direction en lui confiant de nouvelles attributions en matière de contrôle des agents publics.

Il reste qu’il ne serait pas incongru de revisiter cette compétence afin d’en dresser un bilan. A l’origine, le législateur s’est contenté de reprendre une proposition émise par la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique présidée en novembre 2012 par Lionel Jospin. Dans le rapport remis au président de la République figurait en effet la suggestion « d’étendre aux ministres le contrôle des départs vers le secteur privé et vers certains organismes publics et incriminer la prise illégale d’intérêts à l’issue des fonctions gouvernementales ».

Concrètement, ce sont donc les mêmes mécanismes qui sont appliqués aux fonctionnaires et aux anciens ministres, en excluant les parlementaires et les anciens chefs de l’Etat. On conviendra néanmoins que dans les faits, les anciens députés ou les anciens sénateurs, surtout quand ils ont exercé des responsabilités conséquentes comme la présidence d’une assemblée ou celle d’une commission, se rapprochent plus des ministres que ces derniers des fonctionnaires.

Pour éviter des délibérations aussi jésuitiques que celle concernant Jean Castex, pourquoi ne pas s’inspirer des dispositions appliquées aux anciens commissaires européens ? Ils touchent en effet pendant les trois ans qui suivent la fin de leur mandat une indemnité de transition mensuelle allant de 40 % à 65 % du salaire de base selon la durée de leur fonction. Une telle approche aurait le mérite de la simplicité sans avoir besoin de risquer l’hypocrisie.