Par Benoît Grimonprez – Professeur à l’Université de Poitiers
Réputés pour décimer les populations d’abeilles, les pesticides agricoles de la famille des néonicotinoïdes défraient régulièrement les chroniques juridique et médiatique. Les voici devenus, en quelques années, le symbole, hier de la régression du droit de l’environnement, aujourd’hui de sa triomphale victoire. En effet, dans sa retentissante décision du 19 janvier 2023, la Cour de justice de l’Union européenne semble bien avoir scellé leur sort.  A moins que…

Dans quel cadre les néonicotinoïdes pouvaient-ils encore être utilisés en France malgré leur interdiction européenne ?

Pour comprendre le régime d’exception dont bénéficiaient les néonicotinoïdes, il faut revenir 7 ans en arrière. C’est alors la France, à travers la loi pour la reconquête de la biodiversité du 8 août 2016, qui prend l’initiative d’interdire l’emploi des substances de cette classe à la lumière des preuves scientifiques qui s’accumulent sur leur létalité pour les pollinisateurs. Deux ans plus tard, l’Europe fait un choix analogue après des études de pharmacovigilance poussées. Elle retire expressément trois substances, l’imidaclopride, la clothianidine et le thiaméthoxame, ne renouvelle pas une quatrième, le thiaclopride, mais laisse en revanche l’acétamipride sur le marché. Mais voilà qu’au printemps 2021, des colonies de pucerons envahissent les plantations de betteraves du nord de la France, leur inoculent le virus de la jaunisse, lequel entraîne une chute historique des rendements. L’ampleur économique des dégâts est telle que le gouvernement, pris de panique, fait passer une loi – du 14 décembre 2020 – réintroduisant les néonicotinoïdes, seule solution, disait-on, pour lutter efficacement contre pareils phénomènes épidémiques.

Au plan national, la réintroduction de ces substances toxiques est légitimée par son caractère temporaire (limitation à une durée maximale de 3 campagnes) et un encadrement strict : confinement au secteur de la betterave sucrière et aux semences enrobées ; dérogation sur arrêtés ministériels pris chaque année ; mesures de précaution supplémentaires à l’endroit des pollinisateurs. Une gouvernance spéciale est également prévue, avec un conseil de surveillance (composé surtout de représentants politiques) chargé de donner des avis, d’évaluer les conséquences des mesures et de superviser la recherche sur les alternatives, tant attendues, aux néonicotinoïdes.

A l’égard du droit européen, la volte-face française est plus problématique, car elle heurte désormais frontalement les décisions des autorités sanitaires communautaires. Mais une ouverture existe : l’article 53 du règlement (CE) n°1107/2009 du 21 octobre 2009 (texte servant de socle à la mise sur le marché des produits phytosanitaires). Cette disposition prévoit une dérogation permettant aux États membres d’autoriser, pour une période de 120 jours, des produits dont les substances n’ont pas été homologuées au niveau européen. La condition est que la mesure soit justifiée par un danger exceptionnel pour les cultures qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables. La France a activé cette procédure pour continuer à perfuser son secteur betteravier, tout comme d’ailleurs une dizaine d’autres États (Allemagne, Belgique, Croatie, Danemark…). D’ailleurs l’EFSA, l’autorité sanitaire européenne, reconnaissait en 2021 le bien-fondé de ces autorisations d’urgence, faute de méthode ou produit alternatif.

Dans quelle mesure la décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 19 janvier 2023 met-elle un terme aux dérogations accordées à certains pesticides dangereux ?

Interrogée à l’occasion d’un contentieux impliquant la Belgique, la Cour de justice donne une nouvelle interprétation, beaucoup plus restrictive, du fameux article 53 grâce auquel les États maintenaient sur leur territoire des substances considérées comme dangereuses au point d’être interdites par l’Union européenne. Pour les juges, ce texte ne saurait permettre à un État d’autoriser la commercialisation de semences traitées avec des produits qui ont été expressément bannis par un règlement d’exécution. Il en va, toujours selon la Cour, du respect de l’objectif européen de garantir un niveau de protection élevée de la santé et de l’environnement au nom du principe de précaution. Plus prosaïquement, il n’est pas possible pour un État de réintroduire par la fenêtre un produit que l’Europe a décidé de mettre à la porte. Ainsi, le juge siffle la fin d’un jeu de dupe qui ruinait toute la crédibilité du système de régulation des pesticides.

A n’en pas douter, la décision marque un tournant majeur de la politique phytosanitaire. Elle resserre les boulons de la réglementation au nom du principe de précaution, augurant d’une hiérarchisation plus forte entre les intérêts écologiques et sanitaires et les intérêts économiques agricoles. Elle resserre surtout l’étau, à l’échelle du continent, sur toutes les dérogations « 120 jours » accordées par les États : plus question d’en faire bénéficier les semences traitées aux néonicotinoïdes. Pour une fois, tous les producteurs agricoles européens sont mis devant le droit accompli.  Si on excepte l’acétamipride toujours autorisé par l’Europe, on n’entendra plus la vieille rengaine du « oui mais nos voisins continuent d’utiliser le produit ».

La portée de la décision, cela dit, ne doit pas être exagérée. Elle ne vise d’abord que le cas particulier des semences traitées avec une substance chimique. Il n’est pas sûr qu’on puisse l’étendre à d’autres types de pesticides qu’on épand par voie aérienne. Ensuite elle se limite aux substances dangereuses que l’Europe a formellement retirées du marché par un acte réglementaire. Ce qui veut dire que de nombreux pesticides, non-homologués mais pas directement interdits (nuance), continueront à pouvoir bénéficier des dérogations « 120 jours ». La procédure de l’article 53 pourra donc toujours être largement utilisée pour des produits dont l’innocuité n’est pas garantie.

Quelles sont les répercussions en France d’une telle décision ?

Quand l’arrêt de la Cour de justice est tombé, le gouvernement français s’apprêtait à prendre un nouvel arrêté dérogatoire pour la campagne 2023 de plantation de betteraves devant débuter au mois de mars. Le projet d’arrêté soumis à la consultation du public ne laissait guère de place au doute, faisant état de retard dans la recherche et l’expérimentation de solutions alternatives. Même si la tentation a dû exister de maintenir coûte que coûte l’arrêté, dans l’espoir qu’il ne soit pas annulé avant les premiers semis, le ministre de l’Agriculture a finalement annoncé qu’il renonçait. Il déploiera, à la place, un plan d’accompagnement du secteur pour l’aider à surmonter cette épreuve toute biblique.

Ce choix est, à notre avis, le seul qui prévalait politiquement. Il a pour lui la légitimité : la France n’est pas responsable d’une telle décision et ne fait que respecter l’ordre normatif européen. Surtout, il permet au gouvernement de sortir, par le haut, de ce qui ressemblait à un bourbier. Car la question allait inévitablement se poser de reprendre une nouvelle loi pour, derechef, prolonger le sursis des néonicotinoïdes. Avec toutes les polémiques qu’on connaît… Pour l’État français, le tournant jurisprudentiel, parce qu’il concerne tous les États membres, est donc une véritable aubaine !

Après maintes annonces, le glas des semences enrobées aux néonicotinoïdes a bel et bien sonné. Sauf que le sujet pourrait bien ressurgir à travers les importations de produits alimentaires traités avec ces mêmes substances. Verra-t-on circuler sur notre continent des denrées contenant des produits qui n’ont plus cours chez nous, mais que les pays tiers continuent eux d’utiliser ? Car si elle s’interdit dorénavant de les employer sur son sol, l’Europe produit et exporte dans le monde des tonnes de pesticides de la famille des néonicotinoïdes. Est-il possible, est-il éthique, qu’elle refuse d’importer les récoltes qui en portent la trace ?