Par Philippe Delebecque – Professeur en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – Président de l’Association Française du Droit Maritime
Un an après l’ouverture d’une information judiciaire destinée à faire la lumière sur la mort de 27 migrants dans la Manche dans la nuit du 23 au 24 novembre 2021, le journal Le Monde a révélé, dimanche 13 novembre 2022, les conditions de naufrage de leur embarcation. Alors que celle-ci se trouvait en difficulté au large de Calais, les secours français auraient refusé d’envoyer un moyen de sauvetage, malgré les appels à l’aide des passagers et les demandes insistantes des sauveteurs britanniques. Une décision qui aurait eu pour conséquence la noyade de ces personnes. A la suite de ces révélations, le secrétaire d’Etat chargé de la Mer, Hervé Berville, a affirmé devant l’Assemblée nationale jeudi 17 novembre 2022, qu’en cas de « manquement » ou d’ « erreur », des sanctions seront prises. Ces révélations interrogent alors quant à une éventuelle responsabilité pénale des sauveteurs en mer français.

Quels faits ont donné lieu à une enquête en France ? Quelle qualification pénale ?

Si l’on s’en tient à l’article du Monde qui relate les faits, le CROSS du Cap Gris-Nez aurait refusé de porter assistance à des migrants dans la Manche, dont l’embarcation était en danger. Ces faits, à supposer qu’ils soient établis, tombent sous la qualification de non-assistance à personne en danger, infraction prévue et réprimée par l’article 223-6, al. 2 du code pénal (« Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours »).

On observera que l’infraction de non-assistance à personne en danger se trouvant en mer a déjà été retenue dans des circonstances où le prévenu était lui-même à l’origine du danger. Ainsi, le capitaine d’un cargo qui se contente de signaler le naufrage d’un chalutier qu’il a lui-même provoqué, sans mettre en œuvre l’intervention personnelle efficace qu’il pouvait entreprendre sans risque, a-t-il été considéré comme coupable du délit de l’article 223-6 (« Si la loi oblige celui qui est en état de le faire à prêter assistance à une personne en péril, soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours, elle n’a pas entendu, en formulant cette alternative, lui laisser une option arbitraire entre deux modes d’assistance dont l’efficacité, selon la nature et les circonstances du péril, peut être bien différente ; qu’elle lui fait au contraire un devoir d’intervenir par celui-là même de ces deux modes que la nécessité commande, et même, s’il le faut, par leur emploi cumulatif, fût-il même démontré que le secours commandé par le devoir d’humanité dût être, en définitive, inefficace »).

Si les circonstances dans l’affaire du Cross du Cap Gris-Nez ne sont pas les mêmes, le Cross n’étant en rien à l’origine du péril – dans la mesure où le péril était caractérisé et connu, et que rien n’a été fait pour y pallier – les éléments constitutifs de l’infraction paraissent réunis.

Les sauveteurs maritimes sont-ils soumis à des obligations particulières pouvant engager leur responsabilité pénale ?

Dans le monde maritime, l’obligation de porter assistance à une personne en danger a toujours été reconnue. Elle était inscrite dans l’Ordonnance de la Marine de 1681, malheureusement abrogée. Les textes contemporains l’ont reprise en la précisant (Cf Conventions sur l’assistance : convention de 1910, art. 11 ; convention de 1989, art. 10Convention SOLAS, règle 10.1 : « le capitaine d’un navire en mer qui est dans une position lui permettant de prêter assistance et qui reçoit, de quelque source que ce soit, un signal indiquant que des personnes se trouvent en détresse, est tenu de se porter à toute vitesse à leur secours » ; c. transports, art. L. 5262-2 : « tout capitaine est tenu, autant qu’il peut le faire sans danger sérieux pour son navire, son équipage ou ses passagers, … de prêter assistance à toute personne trouvée en mer en danger de se perdre » ; toutefois, le propriétaire du navire, sauf intervention effective et directe de sa part, n’est pas responsable des manquements à cette obligation d’assistance).

Les Etats doivent par ailleurs organiser des services de recherche et de sauvetage. La Convention sur le droit de la mer (Montego Bay) prévoit dans son article 98-2 que « tous les Etats (doivent faciliter) la création et le fonctionnement d’un service permanent de sauvetage adéquat et efficace ». La Convention de Hambourg du 27 avril 1979 précise que les Etats contractants doivent veiller à ce que les services requis de recherche et de sauvetage soient fournis aux personnes en détresse aux marges de leurs côtes. Ce dernier texte a pour correspondant sur le plan interne le décret du 2 mai 1988 qui porte organisation du secours, de la recherche et du sauvetage des personnes en détresse en mer et qui institue les centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (CROSS). Ces centres assurent la coordination des secours sous la responsabilité des préfets maritimes. S’agissant des secours précisément, une société spécialisée (la SNSM, société nationale des secours en mer) a, en la matière, toute compétence.

La responsabilité de l’Etat peut être engagée si des opérations de sauvetage sont mal engagées ou tardives, mais encore faut-il que sa faute soit établie.

Quels éléments factuels devraient être prouvés pour démontrer la responsabilité pénale ou au contraire permettre la mise hors de cause des sauveteurs français ? Existe-t-il des précédents de ce cas-là ?

La responsabilité pénale peut certainement être engagée sur le fondement du délit de non-assistance à personne en danger ou encore sur le fondement des textes particuliers applicables aux capitaines de navire, mais, comme on l’a vu, cela suppose que tous les éléments constitutifs de l’infraction soient réunis. A notre connaissance, on ne peut citer aucun précédent, ce qui se comprend, puisque les sauveteurs en mer sont des personnes particulièrement diligentes et, de surcroît, dévouées.