Par Jacques-Henri Robert – Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas – Ancien directeur de l’Institut de criminologie de Paris
Le président du groupe « Les Républicains » au Sénat, Bruno Retailleau, propose d’instituer une interdiction individuelle de manifester qui serait appliquée préventivement, par une décision administrative, à certaines personnes jugées dangereuses. Il l’avait déjà fait et cette interdiction avait même été votée au sein de ce qui devint la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, mais le Conseil constitutionnel avait censuré cette disposition avant que le reste de la loi ne soit promulgué. Cette nouvelle tentative, soutenue par les ministre de la Justice et de l’Intérieur, a-t-elle une chance de réussir ?

Peut-on interdire à certaines personnes de manifester, à l’instar des interdictions de stade visant les hooligans ?

La liberté de manifester est constitutionnelle. C’est une conséquence de la liberté d’expression, affirmée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme, et elle est garantie au surplus par les articles 10 et 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et par l’article 21 du Pacte international sur les droits civils et politiques, qui l’assimilent à la liberté de réunion. C’est donc une liberté publique très précieuse que le législateur ne peut réglementer que de manière prudente.

Ainsi dans l’état actuel du droit, les manifestations ne sont pas soumises à un régime d’autorisation préalable, mais à la formalité plus légère de la déclaration. L’autorité administrative peut néanmoins et en réponse à la déclaration, interdire une manifestation, sous le contrôle d’un juge qui doit vérifier de façon méticuleuse que l’interdiction est fondée sur des craintes sérieuses de trouble à l’ordre public.

L’interdiction individuelle de manifester serait une atteinte supplémentaire à la liberté de manifester, mais ne serait pas, par principe, inconstitutionnelle, pourvu que son édiction soit entourée de garanties, de sorte que la liberté des personnes qu’elle frapperait ne limite pas exagérément leur droit à l’expression démocratique.

Le parallèle avec l’interdiction administrative de fréquenter les stades, faite à des personnes identifiées, s’impose : assister à une compétition sportive est l’exercice de la liberté d’aller et venir et pourtant l’interdiction dont il s’agit est prévue sans jamais avoir été contestée par l’article L. 331-16 du Code du sport qui lui-même a recueilli une disposition de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006.

Pourquoi le Conseil constitutionnel a-t-il censuré la première tentative d’interdiction de manifester ?

Le Conseil constitutionnel a censuré la première tentative de M. Retailleau en lui reprochant d’être trop vague dans les conditions de son application et trop sévère dans l’étendue de ses effets. Le texte critiqué définissait ainsi les motifs en considération desquels le préfet du département pouvait prendre son arrêté d’interdiction : « Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public, le représentant de l’État dans le département… ». L’interdiction pouvait concerner une manifestation en particulier ou, pendant un mois, toutes les manifestations devant se dérouler sur tout ou partie du territoire national. Le Conseil reprocha à la disposition critiquée de ne pas poser en condition que la personne visée par l’interdiction aurait elle-même contribué aux atteintes aux personnes et aux biens ; et encore d’avoir permis au préfet de se fonder sur n’importe quelle manifestation passée, si ancienne soit-elle ; et enfin de n’avoir pas imposé à ce fonctionnaire de dire pourquoi il pensait que la manifestation future, objet de l’interdiction, serait l’occasion de nouveaux dommages. Le président du Conseil constitutionnel avait, d’avance, annoncé son hostilité à la loi déférée dans une déclaration à l’AFP du 13 février 2019 : « il faut avoir à l’esprit que traditionnellement le Conseil constitutionnel est le gardien vigilant des libertés, et là en l’occurrence il s’agit de savoir si tel ou tel article relève d’une loi anticasseurs ou d’une loi antimanifestants ».

La nouvelle proposition d’interdiction, si elle est votée, et moyennant des précautions de rédaction inspirées par la leçon du Conseil, recevra peut-être son approbation.

L’interdiction de manifester n’est-elle pas déjà une peine complémentaire ?

La peine complémentaire pénale d’interdiction de manifester remonte à l’ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012 qui en avait fait l’objet de l’article L. 211-13 du Code de la sécurité intérieure avant que la loi du 10 avril 2019 ne transporte cette disposition dans l’article 131-32-1 du Code pénal. Elle n’est encourue que pour un petit nombre d’infractions : soit des violences et destructions de biens commises à l’occasion d’une manifestation, soit la violation de la réglementation des manifestations. Dans tous les cas, le juge répressif doit, après un débat contradictoire, constater la participation personnelle du condamné à ces infractions et, au surplus, motiver sa décision.  La durée de l’interdiction est au maximum de trois ans et concerne toutes les manifestations qui se tiendront dans les lieux que le tribunal désigne. Ces conditions sont beaucoup plus protectrices des droits de la défense que n’étaient celles qui entouraient l’interdiction administrative et le Conseil constitutionnel ne les a pas censurées bien qu’elles aient été inscrites dans la loi du 10 avril 2019.