Par Thierry Bonneau, Professeur de droit des marchés financiers et de régulation bancaire et financière européenne et internationale à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Président du conseil scientifique de la Revue internationale des services financiers (RISF)

Covid-19 rime-t-il avec « milliards magiques » ? Récemment, la grande presse s’en est fait l’écho car étant donné le montant de la dette publique accumulée depuis un an par la France – notre État n’est pas le seul dans cette situation ! –  cela pour aider financièrement les sacrifiés (les jeunes, les restaurateurs, les théâtres, etc.) par décision du prince, on s’interroge, légitiment à notre sens, sur le remboursement de cette dette. Les économistes divergent, certains avançant la possible annulation de la dette publique détenue par la Banque centrale européenne (BCE) alors que d’autres ont clairement pris position sur la nécessité de rembourser ladite dette. La Banque de France est allée dans cette direction comme l’a indiqué le magazine Challenge dans son édition du 28 janvier 2021. Madame Christine Lagarde, Présidente de la BCE, s’est également opposée, le 7 février 2021, à l’idée avancée par plus d’une centaine d’économistes d’annuler la dette publique détenue par la BCE.

Le débat, chez les économistes comme parmi les politiques, fait rage. On entend toutefois assez peu les juristes. Peut-être parce que l’idée même de ne pas rembourser une dette est, pour ceux-ci, iconoclaste. N’est-il pas rappelé, dans le code de la consommation, que les emprunteurs doivent rembourser le montant des crédits qu’ils contractent ? La force obligatoire du contrat, principe cardinal du droit des obligations, n’est-elle pas un obstacle évident à l’annulation ? On peut toutefois rétorquer que la dette publique, ce n’est pas de la dette privée, laissant ainsi entendre que la dette peut être envisagée de plusieurs façons, comme un rapport social, un instrument de pression ou un fardeau, et que finalement il y a peut-être des solutions inaccessibles qui le deviennent en raison de la qualité de l’emprunteur et des circonstances qui ont conduit à cet endettement, celui-ci ayant été contracté pour sauver des vies.

Cet objectif fait lui-même débat car des conceptions sociétales – le conflit entre générations est sous-jacent et le futur semble entrer en conflit avec le présent – s’opposent. Elles sont intéressantes – on pourrait ajouter que les atteintes aux libertés individuelles permettent l’émergence ou le renforcement de la post-démocratie et qu’un vif questionnement concerne les rapports de l’être humain à la vie/mort et à la douleur – mais le juriste doit, pour y contribuer de façon pertinente, s’en affranchir afin de donner des réponses qui s’imposent au regard de l’État de droit.

La BCE peut-elle acheter et détenir la dette souveraine ?

Les textes à prendre en considération sont les articles 18, § 1, du Protocole sur le SEBC (Système européen des banques centrales) et la BCE et 123 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

L’article 18 autorise la BCE et les banques centrales nationales à intervenir sur les marchés de capitaux. Par ailleurs, l’article 123 du TFUE interdit seulement les crédits consentis aux États et l’acquisition directe, auprès d’eux, des instruments de leur dette. On en déduit que les achats effectués par la BCE sur le marché secondaire sont licites.

Cette position a été validée par la jurisprudence européenne (CJUE, 16 juin 2015, affaire C-62/14, Gauweiler et a. c. Deutscher Bundestag ; CJUE, 11 décembre 2018, aff. C-493/17, Heinrich Weiss e.a., Bernd Lucke e.a., Peter Gauweiler, Johann Heinrich von Stein e. a). Il est vrai que, comme la Cour l’a rappelé, l’objectif de l’interdiction du financement monétaire est d’« inciter les États membres à respecter une politique budgétaire saine en évitant qu’un financement monétaire des déficits publics ou un accès privilégié des autorités publiques aux marchés financiers ne conduise à un endettement excessif ou à des déficits des États membres » (CJUE, 16 juin 2015, préc., point 100). Toutefois, selon la Cour, l’intervention de la BCE, qui agit pour le compte du SEBC, n’a pas un effet équivalent à celui de l’acquisition directe d’obligations souveraines car « les opérateurs susceptibles d’acquérir des obligations souveraines sur le marché primaire » n’ont pas « la certitude que le SEBC va procéder au rachat de ces obligations dans un délai et dans des conditions permettant à ces opérateurs d’agir, de facto, comme des intermédiaires du SEBC pour l’acquisition directe desdites obligations auprès des autorités et organismes publics de l’État membre concerné » (CJUE, 16 juin 2015, préc., point 104).

La dette souveraine détenue par la BCE peut-elle être annulée ?

Certains économistes ont récemment souligné que l’annulation de la dette détenue par la BCE – 136 ont signé l’appel en faveur de l’annulation – « n’est pas explicitement interdite par les traités européens ». Mais Mme Lagarde a rétorqué que l’annulation serait une « violation du Traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États ».

Ces deux affirmations, alors même qu’elles sont totalement contradictoires, ne sont pas fausses. Elles traduisent toutefois un paradoxe qui trouve son origine en amont, et donc dans les achats de la dette souveraine par la BCE sur le marché secondaire.

Ce paradoxe nous paraît être révélé par la motivation avancée par Mme Lagarde. Car si l’annulation est contraire à l’interdiction du financement monétaire des États, ne doit-on pas alors considérer que les achats eux-mêmes participent de cette violation ? Il est vrai qu’actuellement, la BCE détient uniquement 25 % de la dette souveraine. Toutefois, à partir du moment où les États peuvent compter sur les interventions réalisées par la BCE sous couvert de la politique monétaire – le rachat partiel ne paraît pas relever de l’incertitude mentionnée par la Cour de justice dans sa décision du 16 juin 2015 – il nous semble que les achats sur le marché secondaire ont un effet équivalent à l’acquisition directe, pourtant interdite par l’article 123 du TFUE. Étant rappelé que ce texte interdit en outre tous les crédits quels qu’ils soient. Or l’achat d’une dette non échue – ce que sont les obligations dont le terme n’est pas encore échu – est traditionnellement analysé comme une opération de crédit de sorte que l’on peut penser que l’interdiction faite par l’article 123 du Traité à la BCE d’accorder tout type de crédit aux États membres est méconnu par les achats effectués sur le marché secondaire (contra, CJUE, 11 décembre 2018, point 101 et s.).

L’article 123 du Traité n’a donc pas une portée aussi limitée que celle admise par la jurisprudence. En revanche, il n’interdit pas expressément l’annulation de la dette souveraine détenue par la BCE. Cette solution n’est toutefois pas sans interpeller. Car en ce cas, on peut s’interroger sur les perdants : qui sont-ils ? Est-ce que l’annulation de la dette implique une augmentation de la masse monétaire et donc de l’inflation porteuse de perte de pouvoir d’achat ?

L’annulation n’est cependant pas légalement concevable. Sa prohibition est en effet la résultante inhérente à l’objectif de l’interdiction du financement monétaire des États : les inciter à éviter les déficits excessifs (art. 126, TFUE). Il est vrai que l’annulation permet de réduire le déficit. Il n’en reste pas moins que les États ne sont pas incités à respecter une politique budgétaire saine s’ils peuvent compter sur la renonciation de leur créancier à obtenir le montant de leur créance !

Quelles pourraient être, d’un point de vue juridique, les solutions pour le remboursement de la dette Covid ?

Une dette doit être remboursée à moins bien sûr de trouver un arrangement avec le créancier. Étant observé que la BCE est libre de refinancer la dette qu’elle détient, et donc de la transmettre à un autre créancier. Étant encore observé que l’on souligne que le remboursement sera facilité par la croissance et la maîtrise de la dépense publique. Mais ces leviers sont d’ordre économique.

D’un point de vue juridique, Il a été proposé de transformer la dette COVID en dette perpétuelle. Une telle solution n’est toutefois pas viable. En effet, elle reviendrait à un abandon de créance car une dette perpétuelle est une dette sans terme précis, et donc une dette qui finalement n’est jamais remboursée. En d’autres termes, elle aurait un effet équivalent à l’annulation. Or celle-ci a été écartée en raison de l’interdiction posée par l’article 123 du TFUE.

Il est en revanche possible d’aménager le remboursement dans le temps. La dette peut être rééchelonnée, son terme étant ainsi reporté de quelques années : un délai de dix ans a pu être évoqué.  Un tel rééchelonnement ne fait pas disparaître la dette dont le capital doit être remboursé.

Ce qui nous ramène inéluctablement aux débats sociétaux que la crise de la COVID-19 a fait émerger. Débats d’autant plus importants que 75 % de la dette publique n’est pas détenue par la BCE et qu’il est loin d’être exclu que d’autres virus apparaissent et que l’aptitude des États à emprunter dépend de leur solvabilité et de leur capacité à rembourser. Leçons à tirer : rien n’est gratuit – y compris l’annulation de la dette publique qui génère un fort risque de perte de pouvoir d’achat – et il n’y a pas de « milliards magiques » !