Par Diogo Costa Cunha, Maître de conférences au CEIPI – Université de Strasbourg
Lors de l’événement annuel de Meta, Mark Zuckerberg a annoncé la création d’assistants virtuels basés sur des personnes réelles grâce à l’intelligence artificielle. Cela soulève des questions juridiques au regard des contrats, des données personnelles, et la régulation de ces avatars, tant pour les personnalités vivantes que pour les défunts. Ces développements pourraient avoir des implications en Europe, soulignant la nécessité d’une réglementation adaptée à l’intelligence artificielle dans ce domaine en constante évolution.

Le 27 septembre 2023, lors de l’évènement annuel de l’entreprise Meta, « Connect », Mark Zuckerberg a annoncé que la société développait des personnalités virtuelles à l’aide d’intelligences artificielles afin de recréer des assistants virtuels aux caractéristiques de personnalités populaires. Le but est de permettre aux utilisateurs, au travers d’un service de messagerie, mais aussi de réalité virtuelle, de discuter et demander conseil à des personnalités publiques, telles que, entre autres, Paris Hilton, Tom Brady, Snoop Dog ou encore Kendall Jenner.

Si une telle annonce peut porter à sourire, voire susciter la curiosité, elle interroge nécessairement le juriste. À la croisée entre le droit du numérique, de l’intelligence artificielle et de la personnalité, l’avènement de telles technologies pourrait bouleverser les interactions juridiques au sein des divers droits existants.

Pour l’heure, il n’est question que de projets impliquant des personnalités américaines, mais il n’est pas à douter que, si ces technologies venaient à rencontrer un certain succès commercial outre-Atlantique, elles seraient exportées en Europe. De plus, il est à penser également qu’un utilisateur français préfèrera discuter avec une copie numérique d’Antoine Dupont, de Pierre Niney ou de Léna Mahfouf… Ainsi, laissant le droit américain, il est à s’interroger quant à l’application de notre droit positif à de tels bouleversements numériques. L’adaptabilité du droit des données personnelles, de la personne, et du droit des contrats à de telles situations doit faire dès aujourd’hui l’objet d’interrogations.

Plus encore, Mark Zuckerberg a annoncé qu’un tel service pourrait être utilisé afin de dialoguer avec des copies numériques de proches décédés. Une seconde question semble apparaitre au regard des êtres qui ne jouissent plus de la personnalité juridique et donc de la capacité à consentir de tels traitements.

 Qu’en est-il de la reproduction numérique de personnalités vivantes ?

 Les annonces de Meta font référence à des collaborations avec des personnalités. Il est possible de déduire qu’il existe un rapport contractuel entre les personnes et la société quant à leur reproduction numérique. Il apparait dès lors que la voie qui doit être principalement explorée afin de traiter ces questions doit être contractuelle. Dans l’hypothèse d’une application exclusive du droit français, le contrat peut régir de tels agissements. En effet, l’article 1128 du Code civil rappelle que le contrat est valable dès lors que des personnes capables y expriment un consentement sur un contenu licite et certain. Supposant que le consentement et la capacité ne sont pas problématiques, la question du contenu de tels qui contrats qui viseraient à autoriser la reproduction numérique de la « personnalité » du cocontractant, doit être traitée.

Tout d’abord, l’article 1162 du Code civil dispose que les contrats ne peuvent déroger à l’ordre public ni par leurs stipulations ni par leur but. En ce sens, l’article 6 du même code affirme le principe comme une généralité. Or, la cession de droits d’exploitation de l’image d’une personne n’est pas contraire à l’ordre public ; également, l’utilisation de données personnelles, dès lorsqu’elles sont consenties ou nécessaires à l’exécution du contrat, est licite au regard du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Il est ainsi possible de déduire que la cession, ou la concession de tels éléments afin d’établir une version numérique du cocontractant n’est pas per se impossible.

Cependant, une telle opération interroge sur plusieurs points. D’une part, à l’heure où la patrimonialisation du corps humain est interdite (art. 16-1 al. 3 C. civ.), mais également le clonage humain (art. 16-4, al. 3 C. civ ; arts. L. 2151-1 et s., CSP.), ces pratiques semblent admises dès lors qu’il n’est pas question de l’enveloppe biologique, mais des traits de caractère de la personne. Or, si l’essence de la personne réside dans son esprit, il est à se demander pourquoi le droit serait davantage protecteur du corps que de la personnalité… D’autre part, une telle opération oblige le juriste à s’interroger sur la responsabilité et à envisager de nouveaux dommages. En effet, l’Intelligence artificielle, par exemple, permet de reproduire, souvent sans le consentement, la voix de certaines personnalités. Outre les questionnements sur la qualification juridique de la voix (émanation du corps ? de la personnalité ? donnée personnelle ? etc.), il est à s’interroger sur les conséquences d’une utilisation malveillante et imprévue : que penser de l’utilisation de la voix afin de tenir un discours qui contraire à la pensée de son émetteur originel ?

Quid de la reproduction numérique de personnalités décédées ?

 Un autre point davantage inquiétant, abordé par le fondateur de Meta, concerne cependant la création d’avatars numériques de personnes décédées. Il est ainsi avancé que l’on pourra discuter avec des avatars virtuels reprenant la personnalité de proches disparus. Outre les interrogations philosophiques et psychologiques soulevées par ce scénario, digne d’une fiction dystopique, les questionnements juridiques sont multiples.

Contrairement au premier cas, les personnes décédées ne peuvent consentir à la cession de leur image ou exploitation de données personnelles. La voie contractuelle est à exclure de manière définitive pour des raisons évidentes. Il est possible d’envisager toutefois un accord entre le bénéficiaire du service, que l’on imagine proche de la personne décédée, et le prestataire du service. Dans ce second cas de figure, le droit des données personnelles est pour grande partie également à exclure : la personne ayant disparu, les données ne permettent plus d’identifier une « personne physique ». Seule une possibilité est donnée aux héritiers, par l’article 85 II de la Loi informatique et libertés, de demander la suppression des données ou leur utilisation à des fins de succession. Il n’est toutefois pas affirmé que l’héritier a un droit de propriété ou d’usage sur ces données, de sorte qu’il apparait difficile qu’il les transmette en vue de créer un avatar numérique du défunt.

Quelles réponses du droit européen sur l’intelligence artificielle ?

 Il semble ainsi que le droit civil et le droit des données personnelles sont poussés dans leurs retranchements face à l’avènement du métavers et de l’intelligence artificielle. Leur adaptation à des problématiques du monde virtuel devrait donner du fil à retordre au juge. Cependant, une planche de salut, peut-être, semble se dessiner entre les mains du législateur européen.

Le projet de règlement établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (2021/0106 [COD]) et le projet de directive d’adaptation des règles en matière de responsabilité civile extracontractuelle au domaine de l’intelligence artificielle (2022/0303 [COD]), semblent apporter des réponses à ces interrogations. Elles devraient établir une gradation des IA selon leur risque et imposer une transparence et gestion des risques accrue tout au long de la durée d’existence de l’IA. La création de tels avatars, basés sur des personnalités réelles, pourrait toutefois relever des IA à haut risque, pour l’heure définies comme les IA ayant « pour objectif ou […] pour effet d’altérer substantiellement le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes en portant considérablement atteinte à la capacité de la personne à prendre une décision éclairée, l’amenant ainsi à prendre une décision qu’elle n’aurait pas prise autrement » (art. 5, § 1, a) proposition de règlement n° 2021/0106 (COD) — amendement n° 215 du Parlement Européen du 15 juin 2023).

Il convient toutefois de rappeler que l’intelligence artificielle et le métavers sont des innovations majeures aux applications multiples. Ainsi, à l’instar de la volonté du législateur européen, il est important que son développement et son application s’inscrivent dans un cadre juridique sécurisant mais « tout en soutenant l’innovation et en améliorant le fonctionnement du marché intérieur » (considérant 1, proposition de règlement n° 2021/0106 (COD) — amendement n° 3 du Parlement Européen du 15 juin 2023).