Par Nicolas Vergnet – Maître de conférences à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas
Le recours récurrent aux cabinets de consultants dans la conduite des politiques publiques a été mis sous le feu des projecteurs à l’occasion de la crise sanitaire, entraînant le lancement d’une large investigation sur l’influence de ces acteurs par une commission d’enquête du Sénat.

Au cours de ses travaux, cette commission s’est notamment intéressée à la situation fiscale du cabinet McKinsey qui, en dépit d’un chiffre d’affaires en France de 329 millions d’euros en 2020 et d’un effectif d’environ 600 salariés en France, n’aurait acquitté aucun impôt sur les sociétés dans l’hexagone depuis dix ans. S’auto-saisissant de cette information, le parquet national financier (PNF) a ouvert une enquête préliminaire pour « blanchiment aggravé de fraude fiscale » à l’encontre de l’entreprise américaine.

Il est devenu fréquent que les médias se fassent l’écho de situations de ce type, dans lesquelles de grandes entreprises se retrouvent pointées du doigt en raison de la discordance entre le caractère limité de leur contribution à la recette publique par rapport à l’importance perçue de leur présence dans notre économie. Afin d’éviter tout jugement hâtif sur de telles « affaires », un retour sur les règles fiscales qui en expliquent la survenance semble utile.

Pourquoi McKinsey n’acquitte pas effectivement d’impôt en France ?

A titre liminaire, les développements qui suivent ne reposent que sur les informations publiquement disponibles, et ne préjugent en rien des suites qui seront réservées à l’enquête du PNF.

De manière générale, l’activité déployée en France par une entreprise étrangère se trouve soumise à notre législation fiscale à raison des revenus qu’elle génère – cela vaut également pour l’activité qu’une entreprise française pourrait exercer à l’étranger, dont les revenus sortiraient donc du champ de l’impôt français.

Pour évaluer les revenus français d’un groupe étranger, les règles fiscales imposent en substance de faire « comme si » son activité française était opérée par une personne indépendante de ce groupe. Ainsi, lorsque le bénéfice imposable repose pour partie sur l’usage d’une marque détenue par une entité étrangère du groupe ou sur l’activité de salariés employés par celle-ci hors de France, le bénéfice imposable en France s’obtient en déduisant du chiffre d’affaires français les charges correspondant à l’utilisation de ces moyens fournis depuis l’étranger (collaborateurs de bureaux étrangers, centre de productions, etc.).

Cette règle de principe trouve son origine dans la nécessité de garantir l’équité dans la répartition de la matière imposable entre les États : il pourrait sembler injuste que les bénéfices générés à l’étranger en ayant recours à une marque exploitée ou à des salariés employés en France échappent à l’impôt français et donc, inversement, que les bénéfices générés en France en ayant recours à des moyens étrangers échappent à l’impôt étranger en se retrouvant imposés en France.

Cela explique visiblement les raisons pour lesquelles les entités françaises de McKinsey n’acquittent pas d’impôt sur les sociétés. Il ressort en effet du rapport du Sénat que l’activité hexagonale de l’entreprise bénéficie, notamment, de la marque du groupe mais également du secours de l’administration et de certains personnels employés par la société mère du groupe.

Pour le dire trivialement, le chiffre d’affaires réalisé auprès des clients français est le fruit d’une activité réalisée en ayant recours à de nombreuses prestations octroyées par la société mère groupe depuis les États-Unis et dont le coût réduit d’autant le revenu imposable des entités françaises.

En quoi cette situation serait-elle susceptible de relever d’une pratique frauduleuse ?

On notera à titre liminaire que la qualification de « blanchiment aggravé de fraude fiscale » retenue par le PNF peut surprendre – la soustraction volontaire au paiement de l’impôt relevant de la « fraude fiscale » et non du blanchiment – le PNF l’a certainement retenue dans la mesure où celui-ci ne peut s’autosaisir que des faits de blanchiment.

Ensuite, si les prestations qu’offre un groupe à son activité française viennent indiscutablement réduire son revenu imposable en France, il est en revanche proscrit que la facturation de ces prestations (leur « prix de transfert ») se fasse à un prix qui s’écarte de celui dont seraient convenues des parties indépendantes, c’est-à-dire d’un prix normal sur le marché pour ce type de prestations.

Dans l’absolu, deux entités appartenant à un même groupe sont en mesure de valoriser librement leurs relations contractuelles puisqu’elles se situent hors de la loi de l’offre et de la demande. Par ce biais, il leur est théoriquement loisible de transférer des revenus à l’étranger en surévaluant les charges supportées par l’une (réduisant ainsi son bénéfice imposable) au bénéfice de l’autre (augmentant corrélativement son bénéfice imposable).

Pour éviter ces pratiques toutefois, la législation fiscale exige que les prix de transfert soient fixés en respectant le principe de « pleine concurrence », ce qui signifie qu’ils doivent correspondre au prix qui aurait été pratiqué entre des entreprises indépendantes. S’ils s’en écartent, cela signifie qu’un impôt a été éludé et, lorsque cet effet a été volontairement recherché, cela pourrait traduire un comportement relevant de la fraude fiscale.

La difficulté vient de ce que, dans un certain nombre de cas, il n’existe pas de transactions comparables sur le marché libre permettant de déterminer simplement le prix de pleine concurrence, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer le prix que pourrait valoir l’utilisation d’une marque ne connaissant pas d’équivalent ou pour laquelle il est difficile d’identifier la géographie des fonctions qui concourent à la création de valeur (marketing, promotion, etc.). Dans ces situations, les discussions avec l’administration fiscale prennent usuellement la forme d’une bataille d’experts confrontant diverses méthodes d’évaluation qui peuvent aboutir à des résultats singulièrement différents.

Dans le cas de McKinsey, toute la question est donc de savoir si les prestations dont bénéficie l’activité française du groupe ont été valorisées à un prix de pleine concurrence. Il est donc particulièrement ardu pour un observateur extérieur de se forger une opinion pertinente sur la situation effective du cabinet McKinsey en France sans avoir en sa possession l’ensemble des éléments permettant d’apprécier la valeur effective des prestations dont bénéficient les entités françaises du groupe. Cela pose d’ailleurs plus largement la question de la pertinence de l’exposition médiatique « orientée » d’une affaire dont les ressorts reposent sur des considérations aussi techniques.

Pourquoi les groupes américains se trouvent-ils dans une situation particulière ?

Il faut observer que les entreprises américaines sont placées dans une situation particulière par rapport à d’autres multinationales : à l’inverse de ce que prévoit la législation française (comme celle de nombreux États), ces entreprises sont soumises, aux États-Unis, à l’impôt sur leurs revenus mondiaux. Elles se retrouvent donc, dans un premier temps, doublement imposées sur les mêmes revenus (dans les pays dans lesquelles elles opèrent et aux États-Unis).

Pour éviter cette double imposition, la législation américaine leur permet de bénéficier de crédits d’impôts à hauteur du montant de la fiscalité qu’elles supportent à l’étranger. Cependant, le fisc américain est en mesure de leur refuser l’octroi de ces crédits d’impôts lorsque ces entreprises ne sont pas en mesure de justifier de l’« efficience fiscale » de la structure au travers de laquelle elles opères à l’étranger. Et pour cause : le Trésor américain refuse logiquement de subventionner les autres États en amputant sa recette publique de sommes qui correspondent à des impôts dont le paiement aurait pu être légalement évité.

Il existe donc une incitation spécifiquement forte, pour les groupes américains, d’adopter les structures fiscales les plus « optimisées » hors des États-Unis. Ces derniers se retrouvent de fait régulièrement pris dans des injonctions contradictoires entre leur propre administration fiscale qui leur demande d’optimiser leur fiscalité étrangère, et les administrations des pays dans lesquels ils opèrent qui peuvent voir, dans cette optimisation, le signe d’un comportement répréhensible.

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